“La migration semble être uniquement devenue une affaire de peuplasse en provenance des Suds”

Giu­lia Fab­biano est anthro­po­logue, spé­cial­iste de l’espace migra­toire fran­co-algérien et plus large­ment méditer­ranéen. Pour 15–38 elle décon­stru­it les mots “migra­tions”, “migrants” et “mobil­ité” et inter­roge les dis­cours publics...

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Giu­lia Fab­biano est anthro­po­logue, spé­cial­iste de l’espace migra­toire fran­co-algérien et plus large­ment méditer­ranéen. Pour 15–38 elle décon­stru­it les mots “migra­tions”, “migrants” et “mobil­ité” et inter­roge les dis­cours publics et médi­a­tiques.

Entretien

Com­ment est appréhendé le terme «migration»/»migrant» aujourd’hui dans les dis­cours publics et médi­a­tiques autour de la Méditer­ranée ?

Dans l’espace pub­lic et médi­a­tique européen, les ter­mes « migra­tion » et « migrant(s) » sont à tel point sat­urés que leur occur­rence ren­voie à un stock prêt à l’usage de représen­ta­tions néga­tives et de préjugés. Venant rem­plac­er le vieux cou­ple « émigration/émigré(s) — immigration/immigré(s) » qui car­ac­téri­sait les déplace­ments humains du point de vue des espaces d’o­rig­ine ou bien d’ac­cueil, le plus neu­tre «migra­tion-migrants» a trans­posé, du moins au début, l’at­ten­tion du cadre nation­al et des expéri­ences y étant annexées («déracin­e­ment — inté­gra­tion»), aux tra­jec­toires de cir­cu­la­tion dans leur ensem­ble.

Grâce au développe­ment des études transna­tionales dans les années 90, l’ac­cent a en effet été mis sur les con­nex­ions, les réseaux, les allégeances et les pro­jec­tions tran­scen­dant les fron­tières. Le migrant n’est plus for­cé­ment vu comme un émi­gré ayant quit­té son pays ou comme un immi­gré s’é­tant instal­lé aux marges d’une nou­velle société mais comme un indi­vidu en mou­ve­ment, à cheval entre plusieurs espaces, désireux de «ten­ter l’aven­ture».

Com­ment a évolué l’usage de cette notion ?

Cette image s’est noir­cie au début des années 2000 jusqu’à presque com­plète­ment dis­paraître aujourd’hui. Dans les dis­cours courants, asso­ciant comme le font à juste titre remar­quer les auteures de Migra­tions en Méditer­ranée « crise migra­toire » et « crise poli­tique », les migrants ne sont plus des indi­vidus en mou­ve­ment, mais des mis­érables fuyant la guerre, la détresse, la tra­di­tion, au mieux le statut quo. Leur his­toire, leurs tra­jec­toires biographiques, voire leurs pro­jets migra­toires dis­parais­sent der­rière une fig­ure creuse, sorte d’épouvantail, qui assiégerait les fron­tières de l’Europe. Ain­si, au détri­ment de la réal­ité, s’est pro­duite une con­fu­sion séman­tique, pour ne pas dire une véri­ta­ble dis­tor­sion, entre le migrant, le sans-papi­er, le réfugié, l’exilé, en un mot l’indésirable qui men­ac­erait d’envahir la « forter­esse Europe » en por­tant atteinte à ses rem­parts civil­i­sa­tion­nels. En ce sens l’imaginaire qui accom­pa­gne le migrant du XXIe ne s’écarte guère de celui qui a investi les tra­vailleurs immi­grés, que Abdel­malek Sayad a magis­trale­ment analysé. « La fig­ure de l’immigré – écrit le soci­o­logue – incar­ne objec­tive­ment, c’est-à-dire indépen­dam­ment de sa volon­té, le pays d’origine auquel elle est rap­portée.

1/ Cather­ine Schmoll, Hélène Thi­ol­let, Cather­ine Wih­tol de Wen­den (dir.), Migra­tions en Méditer­ranée, Paris, CNRS Edi­tions, 2015. Voir aus­si Hélène Thi­ol­let (dir.), Migrants, Migra­tions. 50 ques­tions pour vous faire votre opin­ion, Paris, Armand Col­in, 2016.

On peut alors dire que l’immigré vaut sociale­ment ce que vaut donc, à un moment don­né, le pays auquel on se réfère et qu’on dit être son pays et que lui-même dit être son pays. Et l’effet cumulé de toutes les stig­ma­ti­sa­tions et aus­si de la dom­i­na­tion fait que l’immigré (…) est d’autant plus fréquem­ment et facile­ment rejeté men­tale­ment vers un autre pays, pays d’origine, qu’il est sociale­ment dom­iné et qu’il occupe sur l’échiquier inter­na­tion­al une posi­tion forte­ment déval­orisée. Ain­si donc la déf­i­ni­tion même de l’immigré, la représen­ta­tion qu’on en a, la place qu’on lui accorde, etc…sont sur­déter­minées par le rap­port de forces matérielles et sym­bol­iques entre les pays qu’il met en rela­tion et plus générale­ment entre pays d’émigration et pays d’immigration, l’avantage revenant, bien sûr, aux pays d’immigration ….. » . Vue de France cette asymétrie se décline dif­férem­ment selon les péri­odes et s’incarne dans des fig­ures qui devi­en­nent emblé­ma­tiques : avant-hier il s’agissait de la Pologne trop catholique pour que ses ressor­tis­sants puis­sent s’intégrer, hier du Maghreb et de la main‑d’œuvre colo­niale ou de ses vari­antes post­colo­niales dont l’inassimilable cul­ture musul­mane aurait mis en dan­ger l’identité nationale, aujourd’hui de l’Afrique et encore plus du Moyen-Ori­ent avec son lot de réfugiés afghans et très récem­ment syriens…

Un autre mot est util­isé dans le cadre de recherche sur les déplace­ments de pop­u­la­tion, celui de «mobil­ité». Pourquoi n’est-il pas util­isé par­al­lèle­ment au terme «migra­tion» ?

La migra­tion ne saurait se con­fon­dre avec la mobil­ité, bien que les deux ter­mes puis­sent séman­tique­ment paraître proches. L’usage qui en est fait non seule­ment les dis­tingue, mais surtout les oppose autour d’expériences polar­isées. Comme le souligne Thomas Faist , la mobil­ité est asso­ciée à des apports val­orisants, dont développe­ment et ascen­sion socio-économique, aus­si bien pour les indi­vidus que pour les états, tan­dis que la migra­tion ren­voie à un lot de clichés qui exi­gent con­trôle et main­tien d’une iden­tité nationale de plus en plus sclérosée et repliée sur elle-même. La migra­tion, avec ses moult décli­naisons (de tran­sit, clan­des­tine, irrégulière, etc…), sem­ble alors être unique­ment une affaire de « peu­plasse » en prove­nance des Suds envers qui avoir au mieux une atti­tude pater­nal­iste, au pire une poli­tique intran­sigeante. La mobil­ité, en revanche, car­ac­téris­erait les flux Nord-Sud, engen­drant par con­séquent une toute autre ges­tion, bien moins sécu­ri­taire, de la pop­u­la­tion con­cernée, dont le priv­ilège de franchir les fron­tières et de cir­culer plus aisé­ment n’est pas remis en ques­tion.

2/ Abdel­malek Sayad, His­toire et recherche iden­ti­taire, Paris, Bouch­ene, 2002, p. 104.
3/ Thomas Faist, « The mobil­i­ty turn: a new par­a­digm for the social sci­ences? », Eth­nic and Racial Stud­ies, 2013, Vol. 36, n°11, p. 1637–1646.

Giu­lia Fab­biano est anthro­po­logue, spé­cial­iste de l’espace migra­toire fran­co-algérien et plus large­ment méditer­ranéen. Elle est actuelle­ment post­doc­tor­ante à Aix-Mar­seille Uni­ver­sité, CNRS, UMR 7307 IDEMEC, LabexMed, MuCEM.

Leïla Beratto
Crédit Photo : Camille Millerand
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