Pour plus de justice alimentaire à Marseille, ou comment allier précarité financière et alimentation de qualité

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A Mar­seille comme au niveau nation­al, il existe une grande iné­gal­ité d’accès à l‘alimentation. Une par­tie priv­ilégiée de la pop­u­la­tion a accès à des pro­duits de qual­ité, tan­dis qu’une majorité des citoyens n’a sou­vent pas d’autre choix de con­som­ma­tion que la grande dis­tri­b­u­tion, avec des pro­duits très trans­for­més et de basse qual­ité. De plus, la con­cen­tra­tion des ser­vices d’alimentation dans le cen­tre-ville est très forte, con­traire­ment aux arrondisse­ments périphériques. Alors, com­ment faire évoluer les pra­tiques ali­men­taires vers une ali­men­ta­tion plus saine tout en ren­dant plus acces­si­ble l’alimentation durable ? La Cité de l‘agriculture a lancé l’Opération Désert Ali­men­taire en parte­nar­i­at avec des cen­tres soci­aux, des col­lec­tiv­ités, des habi­tants et des parte­naires du monde de la recherche. L‘action se déploiera sur toute l’année 2020 dans les 1er et 15ème arrondisse­ments de Mar­seille, dans les quartiers de La Viste, les Aygalades, Cam­pagne-Lévêque et Bel­sunce. Louise Lev­ay­er, chargée de mis­sion ali­men­ta­tion durable à la Cité de l’agriculture, partage les solu­tions mis­es en œuvre pour réduire la frac­ture ali­men­taire.

La Cité de l’agriculture a lancé l’Opération Désert Ali­men­taire dans les 1er et 15ème arrondisse­ments de Mar­seille, pourquoi ce choix ?
Dans le 15ème arrondisse­ment, nous avons ren­con­tré trois cen­tres soci­aux pour voir où on en était sur la ques­tion de l’alimentation. Une étude faite sur cet arrondisse­ment mon­tre que si à Mar­seille on compte 187 grands sur­faces, 39 marchés locaux, 15 épiceries paysannes et 51 AMAP (Asso­ci­a­tions pour le main­tien d’une agri­cul­ture paysanne, ndlr), dans le 15ème il n’y a que 3 grandes sur­faces et un point de dis­tri­b­u­tion de paniers, très peu fréquen­té. De ces ren­con­tres et de cette étude est née l’Opération Désert Ali­men­taire. Depuis avril 2018, la Cité de l’agri organ­ise Le Marché Retrou­vé, qui est le seul marché de pro­duc­teurs du 15ème arrondisse­ment. Il a lieu tous les pre­miers dimanch­es du mois à la Cité des Arts de la Rue, dans le cadre d’un événe­ment qu’on a appelé « Un dimanche aux Aygalades ». On s’est ren­dus compte que ce marché était très peu fréquen­té par les habi­tants du 15ème – env­i­ron 30 % des vis­i­teurs sont du quarti­er – la majorité des vis­i­teurs venait du cen­tre-ville. Ce lieu n’était pas encore bien iden­ti­fié dans le quarti­er, mais aujourd’hui, il y a de plus en plus d’événements ouverts au pub­lic. Il y a main­tenant plusieurs stands tenus par des acteurs du 15ème (Sko­by, Femmes du Sud…) et nous pro­posons égale­ment aux cen­tres soci­aux impliqués dans le pro­jet de tenir un stand à chaque édi­tion. Quant au 1er arrondisse­ment, la Cité de l‘agri y est instal­lée et est en lien avec le CCO Bernard Du Bois, qui pro­pose un jardin et des ate­liers cui­sine.

« Une étude faite sur le 15ème arrondisse­ment mon­trait que si à Mar­seille on compte 187 grands sur­faces, 39 marchés locaux, 15 épiceries paysannes et 51 AMAP (Asso­ci­a­tions pour le main­tien d’une agri­cul­ture paysanne, ndlr), dans le 15ème il n’y a que 3 grandes sur­faces et un point de dis­tri­b­u­tion de paniers très peu fréquen­té. »

Il y a donc très peu de points d’offre ali­men­taire dans le 15ème arrondisse­ment, et notam­ment d’alimentation de qual­ité, locale, saine ?
Nous tra­vail­lons sur une car­togra­phie du paysage ali­men­taire des 14ème et 15ème arrondisse­ments pour réper­to­ri­er tous les points d’offre ali­men­taire, com­pren­dre par qui ils sont fréquen­tés, quelle est la qual­ité des pro­duits pro­posés et faire un relevé des prix. C’est un pro­jet qui com­bine san­té, nutri­tion et envi­ron­nement dans la manière de pro­duire et sur la ques­tion de l’emballage. Par exem­ple, on ne voit pas l‘intérêt du bio surem­bal­lé qui vient de très loin alors qu’on peut le trou­ver locale­ment. Le cen­tre social de La Viste est sen­si­ble à ces ques­tions et mon­tre l’exemple en adap­tant ses pra­tiques.

Savez-vous où se four­nissent les habi­tant que vous ren­con­trez ?
Les per­son­nes que nous ren­con­trons dans le cadre de l‘Opération Désert Ali­men­taire font leurs cours­es aux Puces de Mar­seille, qui est un point impor­tant d’approvisionnement pour les habi­tants des quartiers Nord, mais aus­si à Noailles et dans les grandes sur­faces. Une Bio­coop a ouvert en 2019 à Grand Lit­toral, mais elle est perçue pour beau­coup comme un mag­a­sin trop cher, qui n’est « pas pour eux ». Oui le bio est plus cher, mais pas pour tous les pro­duits. En grande sur­face, on peut trou­ver un paquet de céréales de 375 grammes qui paraît énorme alors que dedans il n’y a presque rien. Le pack­ag­ing et le mar­ket­ing sont trompeurs, mais si on regarde le prix au kilo, il n’est pas tou­jours plus cher d’acheter en vrac un pro­duit bio qui est pro­duit plus locale­ment. Le prix au kilo sera équiv­a­lent, voire par­fois plus faible parce qu’il n’y a pas tous les coûts cachés liés à la pub­lic­ité et au mar­ket­ing. Et si on par­le des coûts cachés, alors le pro­duit bio et local s’avère sou­vent bien moins coû­teux pour la société…

« Le bio est plus cher, mais pas pour tous les pro­duits. En grande sur­face, on peut trou­ver un paquet de céréales de 375 grammes qui paraît énorme alors que dedans il n’y a presque rien. Le pack­ag­ing et le mar­ket­ing sont trompeurs, mais si on regarde le prix au kilo, il n’est pas tou­jours plus cher d’acheter en vrac un pro­duit bio qui est pro­duit plus locale­ment. »

Quels sont les coûts cachés de l’alimentation ?
Prenons les légumes pro­duits sous serre en Espagne : cette forme de pro­duc­tion agri­cole a un coût envi­ron­nemen­tal très impor­tant, mais aus­si un coût social quand on pense aux con­di­tions d’exploitation de la main d’œuvre dans les champs et les ser­res. Dans les pro­duits de l’industrie agro-ali­men­taire, on retrou­ve des pro­duits très trans­for­més sou­vent forts en calo­ries (et con­tenant sou­vent graiss­es sat­urées, sucres ajoutés, addi­tifs divers) mais pau­vres en nutri­ments, ce qui a un coût pour la san­té et pour la société. En France, l’obésité est passée de 5 % à 15,3 % entre la fin des années 1980 et 2017. Et cette ques­tion de l’obésité est cor­rélée à la ques­tion de la pré­car­ité. Ain­si, les taux d’obésité sont mul­ti­pliés par 3,6 chez les adultes dont les revenus sont inférieurs à 900 euros par mois, par rap­port aux adultes dont les revenus sont supérieurs à 5 300 euros par mois. Dans l’Académie de Mar­seille, il y a 10 % d’enfants en sur­poids en mater­nelle. Sur l‘ensemble de la pop­u­la­tion mar­seil­laise, 17 % des habi­tants seraient en sur­poids. Ces coûts cachés ne sont pas mesurés sur les achats au quo­ti­di­en.

Pré­pa­ra­tion d’épinards et de chou rave lors d’un ate­lier cui­sine avec le cen­tre social Saint-Louis, à Cam­pagne-Lévêque. ©Cité de l’agriculture

Com­ment faire évoluer les pra­tiques ali­men­taires vers une ali­men­ta­tion plus saine et plus locale ?
La ques­tion du bud­get con­sacré à l‘alimentation est cen­trale. Nous ani­mons des ate­liers cui­sine dans lesquels nous tra­vail­lons avec des légumes locaux et de sai­son, et nous choi­sis­sons essen­tielle­ment des recettes végé­tari­ennes. En con­som­mant moins de viande, on a plus de bud­get pour acheter plus de légumes, et peut-être de meilleure qual­ité. Ces recom­man­da­tions-là — réduire la con­som­ma­tion de viande et de manger plus de légumes et légu­mineuses — sont en lien avec les recom­man­da­tions au niveau nation­al. Mais dans le même temps, l’industrie agro-ali­men­taire dif­fuse des pub­lic­ités pour des pro­duits qui ne sont béné­fiques ni pour la san­té, ni pour l’environnement. Ce qu’on veut, c’est trans­met­tre l‘information et mon­tr­er qu’il y a des façons dif­férentes de cuisin­er des légumes qu’on ne con­naît pas for­cé­ment, qui sont acces­si­bles et de sai­son. On ne veut pas être moral­isa­teurs, on ne cherche pas à cul­pa­bilis­er. On ne dit pas qu’il faut chang­er sa façon de con­som­mer rad­i­cale­ment et du jour au lende­main, tout cela se fait sur le long terme.

« Ce qu’on veut, c’est trans­met­tre l‘information et mon­tr­er qu’il y a des façons dif­férentes de cuisin­er des légumes qu’on ne con­naît pas for­cé­ment, qui sont acces­si­bles et de sai­son. »

Con­crète­ment, com­ment pro­pos­er une meilleure ali­men­ta­tion à des prix abor­d­ables ?
Nous allons pro­pos­er des paniers bio à prix sol­idaires qui ne représen­tent pas un effort économique sup­plé­men­taire pour les familles. Les Paniers Mar­seil­lais pro­posent déjà cette ini­tia­tive avec le Sec­ours Pop­u­laire, dans le 14ème arrondisse­ment avec des paniers à 3 € au lieu de 18 €. Nous allons égale­ment pro­pos­er des groupe­ments d’achats locaux : c’est une façon d’accéder à des pro­duits de qual­ité, locaux et à moin­dre coût grâce à la vente en cir­cuit court. A Mar­seille, il existe le Super Cafoutch dans le 2ème arrondisse­ment, La Droghe­ria à la Belle de Mai. J’étudie les dif­férents mod­èles exis­tants, qui impliquent plus ou moins de par­tic­i­pa­tion bénév­ole des habi­tants, d’autogestion, de marge ou pas. S’ils le souhait­ent, les cen­tres soci­aux pour­ront se saisir d’un mod­èle qui leur con­vient.

Avec l’Opération Désert Ali­men­taire, vous pro­posez des sor­ties chez les pro­duc­teurs locaux.
Lors des réu­nions avec les habi­tants, j’entends sou­vent « le bio ça n’existe pas, c’est juste une mode », ou bien « c’est pareil que le reste mais en plus cher ». En ren­con­trant des pro­duc­teurs et des éleveurs locaux, nous con­fron­tons les idées reçues et la réal­ité des pro­duc­teurs. Ces derniers nous expliquent leur démarche, com­ment ils perçoivent leur méti­er, qu’est-ce qu’une recon­ver­sion en agri­cul­ture biologique et qu’est-ce que ça implique économique­ment — pay­er le label, pay­er les per­son­nes qui vien­nent cer­ti­fi­er que votre pro­duc­tion est bio.

Pour sen­si­bilis­er à l’alimentation locale et saine, vous organ­isez en moyenne trois ate­liers cui­sine par mois avec les cen­tres soci­aux parte­naires.
Nous organ­isons un ate­lier men­su­el avec cha­cun des 4 cen­tres soci­aux parte­naires, ani­mé par une diététi­ci­enne. Un ate­lier cui­sine sup­plé­men­taire est pro­posé à chaque veille de marché aux Aygalades. Nous util­isons autant que pos­si­ble des légumes du jardin du Belvédère à La Viste et du CCO Vel­ten à Bel­sunce. A l’avenir, nous dévelop­per­ons ce volet ali­men­ta­tion avec Capri­corne, une ferme urbaine portée par la Cité de l’agri.* Le 1er décem­bre, nous avons organ­isé le pre­mier ate­lier cui­sine avec le cen­tre social Del Rio de La Viste. Au menu : soupe à la courge et à la corian­dre et tartelettes de cit­ron-courge du Siam (cueil­lie dans le jardin du Belvédère !). Les par­tic­i­pantes – les ate­liers sont prin­ci­pale­ment suiv­is par des femmes, pour l‘instant – ont ensuite tenu un stand au Marché Retrou­vé pour ven­dre leurs plats. Cela a créé une vraie ren­con­tre entre les habi­tants et les pro­duc­teurs, et cet échange se pour­suiv­ra lors des vis­ites chez les pro­duc­teurs du marché.
* cf inter­view « Une micro-ferme aux Aygalades »

L‘alimentation touche à l’intimité, avez-vous une anec­dote à ce pro­pos ?
Lors d’un ate­lier cui­sine, nous avons fab­riqué notre pro­pre fro­mage pour cuisin­er des palak paneer, un plat indi­en com­posé d’épinards et de fro­mage. Pour com­pléter cette expéri­ence, nous avons vis­ité La Lai­terie Mar­seil­laise dans le 7ème arrondisse­ment, qui a ouvert tout récem­ment. Les deux arti­sanes pro­duisent leur pro­pre fro­mage et vendent le fro­mage de pro­duc­teurs locaux. Dans cette lai­terie, pas de surem­bal­lage, le fro­mage et le beurre sont ven­dus en vrac et les yaourts dans des pots en verre con­signés. Ce retour aux pra­tiques sim­ples a fait sens pour tout le monde, et cer­taines par­tic­i­pantes ont partagé leurs sou­venirs d’enfance et leurs con­nais­sances. L’une d’elles nous a expliqué qu’en Algérie, le lait était con­servé dans des sacs faits en estom­ac de veau, qui con­tient une enzyme naturelle per­me­t­tant d’accélérer le cail­lage du lait et donc de le trans­former en fro­mage : la pré­sure. En tant qu’urbaine, je n’avais pas du tout ces con­nais­sances !

Une vis­ite à La Lai­terie Mar­seil­laise dans le 7ème arrondisse­ment. ©Cité de l’agriculture

Pour com­pléter le volet sen­si­bil­i­sa­tion, vous formez des « ambas­sadeurs de l’alimentation durable » dans les cen­tres soci­aux parte­naires.
Dix salariés du cen­tre social Del Rio – des référents famille, enfance ou encore des per­son­nes qui tra­vail­lent à la can­tine – seront for­més sur l‘alimentation durable. Nous allons abor­der toutes les dimen­sions de l‘alimentation durable : le lien alimentation/santé, le lien alimentation/environnement, le lien alimentation/accessibilité. Nous allons faire des échanges entre les cen­tres soci­aux sur leurs pra­tiques, sur ce qu’ils ont déjà mis en place et qui fonc­tionne.

« Le bud­get ali­men­ta­tion des familles n’a cessé de dimin­uer des années 60 à aujourd’hui, tan­dis que la part du bud­get liée au loge­ment et aux trans­ports n’a cessé d’augmenter. Ceci explique que les habi­tants se tour­nent vers des ali­ments à bas coût. Cette ques­tion de l’accès à l’alimentation est éminem­ment poli­tique puisqu’il s’agit de la ques­tion de la réduc­tion des iné­gal­ités. »

En quoi l’accès à une ali­men­ta­tion de qual­ité pour tous est-il une ques­tion poli­tique ?
Le bud­get ali­men­ta­tion des familles a cessé dimin­ué des années 1960 à aujourd’hui, tan­dis que la part du bud­get liée au loge­ment et aux trans­ports n’a cessé d’augmenter. Ceci explique que les habi­tants se tour­nent vers des ali­ments à bas coût — même si ces derniers ont leurs coûts cachés (cf plus haut). Cette ques­tion de l’accès à l’alimentation est éminem­ment poli­tique puisqu’il s’agit de la ques­tion de la réduc­tion des iné­gal­ités. En mod­i­fi­ant les poli­tiques de loge­ment, en dévelop­pant des trans­ports gra­tu­its, on per­me­t­trait aux familles de libér­er plus de bud­get pour l’alimentation, on réduirait la frac­ture ali­men­taire.

Don­nées socio-économiques du 15ème arrondisse­ment de Mar­seille en 2016 ©INSEE

Cette ques­tion poli­tique inter­vient aus­si au niveau de l’agriculture.
Le gou­verne­ment français et l’Europe ont une respon­s­abil­ité très impor­tante dans l’évolution de la pro­duc­tion agri­cole non respectueuse de l’environnement. Quelle agri­cul­ture on sub­ven­tionne ? Quelles aides à la con­ver­sion et au main­tien ? Quelles inci­ta­tions à la con­ver­sion pour les nom­breux agricul­teurs qui ont été incités à utilis­er des pes­ti­cides ? Le poli­tique a un rôle cen­tral à jouer pour la con­ver­sion des agri­cul­tures vers une pro­duc­tion plus respectueuse de l’environnement. Si on veut une tran­si­tion agroé­cologique sig­ni­fica­tive, il faut mul­ti­pli­er les sur­faces cul­tivées en bio, tant pour l’urgence envi­ron­nemen­tale que pour la ques­tion de la jus­tice sociale : en mul­ti­pli­ant l’agriculture bio, les prix seront plus acces­si­bles. Si l’État sub­ven­tionne l‘agriculture bio, les prix bais­seront. L’accès à l’alimentation bio ne doit pas être réservé à une caté­gorie de pop­u­la­tion aisée du cen­tre-ville.

Interview : Manon Chalindar

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