A partir de novembre 2011, l’armée égyptienne a construit des murs dans les rues du centre-ville du Caire, autour de la place Tahrir. Erigés pour empêcher l’afflux de manifestants vers l’épicentre de la révolution ou protéger des bâtiments publics, ces murs très symboliques sont paradoxalement devenus des supports de la contestation, prenant parfois la forme de fresques aux accents révolutionnaires.
Au croisement de la petite rue Saad Zaghloul et de l’avenue Qasr Al Aïni, grande artère qui mène à l’emblématique place Tahrir, se trouve une épicerie où rien ne semble avoir bougé depuis 40 ans… comme il en existe à tous les coins de rue au Caire. Des boîtes de conserve empilées jusqu’au plafond, qui obligent les employés à grimper sur une échelle pour récupérer la marque de tahina qu’affectionne une fidèle cliente, des paquets de chips aux saveurs extravagantes placés bien en évidence pour appâter les enfants, et un patron affable qui lit le journal ou converse avec les habitués.
Ce petit commerce sans histoires est devenu une « autoroute pour piétons » pendant quelques mois, en 2012, se souvient Shaïma*, habitante du quartier voisin d’Abdeen. « Les militaires ont construit un mur juste à ce croisement, pour empêcher l’accès à la place Tahrir. Et comme cette épicerie possède deux portes, l’une donnant sur la rue Saad Zaghloul et l’autre sur l’avenue Qasr Al Aïni, les gens se sont mis à passer par le magasin pour éviter le long détour auquel les obligeait la présence du mur », raconte-t-elle amusée. « C’était un petit acte de résistance pour moi, une manière de dire qu’il fallait plus qu’un mur pour empêcher le passage… ou la révolte. » Si l’épicier a probablement vu son chiffre d’affaires grimper pendant cette « époque du mur », il se plaignait aussi des larcins plus nombreux, la foule traversant son magasin en permanence facilitant la tâche des voleurs.
Comme pour cette épicerie du coin, les murs érigés par l’armée entre novembre 2011 et la fin 2012 – il y en a jusqu’à 8 – dans le centre-ville du Caire ont largement bouleversé la vie quotidienne de ses habitants. Embouteillages plus énormes encore que ceux qui paralysent habituellement les rues de la capitale égyptienne, itinéraires bis pour les piétons, parkings improvisés, impasse créée par un des murs… Les Cairotes n’avaient pas d’autre choix que de s’adapter, et les mêmes scènes se répétaient régulièrement ; devant un « trou de souris » aménagé dans un des murs, un jeune homme aidant une dame chargée de paquets à traverser le passage difficile. Au-delà de l’anecdote de l’épicerie qui la fait encore sourire, Shaïma se souvient surtout de sa colère lorsqu’elle était « obligée de faire de longs détours pour un simple petit trajet ». Certains habitants du centre-ville, comme elle, ont maudit ce pouvoir militaire qui entravait leur liberté de circulation, tandis que d’autres, fatigués par des mois de violence entre révolutionnaires et forces de l’ordre dans les rues proches de la place Tahrir, étaient sensibles aux arguments de l’armée, invoquant la « stabilité ».
Hassan* qui a participé aux manifestations des mois suivant la chute d’Hosni Moubarak, a lui perçu ces murs comme une sorte de « punition » infligée à ce peuple trop remuant : « bloquer des axes vitaux du centre-ville, c’était comme un message : vous vous révoltez ? Et bien nous allons vous empêcher de circuler. »
Détournement et réappropriation de l’espace
Un chercheur en sciences sociales**, qui travaille sur la sécurisation de l’espace public par l’armée après 2011 rapporte que certains anciens révolutionnaires ont analysé la construction de ces murs, et leur maintien pendant plusieurs mois, comme une stratégie de la part des militaires destinée à pousser la population à blâmer les révolutionnaires pour le « chaos » permanent… « Je pense qu’il s’agissait plutôt d’une réaction spontanée, sans stratégie, au départ : le premier mur a été construit pour barrer l’accès au ministère de l’Intérieur dans la rue Mohamed Mahmoud après les affrontements entre policiers et manifestants de novembre 2011, qui ont duré 15 jours et fait plus de 50 morts. Il n’y a d’ailleurs eu aucun discours cohérent de l’armée accompagnant la construction des premiers murs », souligne-t-il. « Ce n’est que plusieurs semaines plus tard qu’ils ont été présentés comme une mesure de « protection », nécessaire pour permettre le « retour à la normale » dans le centre du Caire. »
Ces murs imposants, constitués le plus souvent de gros blocs de béton empilés, parfois surmontés de barbelés et gardés par des hommes en armes, ont néanmoins marqué la présence de l’armée dans l’espace public, permettant de « montrer que le pouvoir était en place ». Ils ont déplacé les manifestations vers la Corniche ou le nord du Caire, et brisé le symbole de la place Tahrir comme lieu ouvert de la révolution. Mais ils ont aussi donné à ces rues du centre des allures de camps retranchés, permettant aux révolutionnaires de les comparer à la « zone verte » de Bagdad ou de faire des parallèles avec le mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie. « Paradoxalement, ces murs sont en fait devenus des supports de la contestation », affirme ce chercheur. « Le projet « No walls » est un exemple parfait de ce détournement : plusieurs de ces murs ont été peints avec des trompe‑l’œil ou des fresques multicolores de manière à les faire « disparaître ». Et les révolutionnaires ont même organisé des événements musicaux au pied des murs peints », rappelle-t-il.
Parmi ces pieds de nez artistiques au pouvoir : un « smiley » jaune géant recouvrant les trois mètres de hauteur d’un des deux murs barrant l’avenue Qasr Al Aïni. De la même manière, dans la rue du Conseil des ministres, où des affrontements sanglants avaient eu lieu en décembre 2011, un trompe‑l’œil parfait peignait la rue, plus belle que dans la réalité. Comme si l’imagination, en dépit du contexte de répression, pouvait ouvrir et embellir la rue barrée.
Pour beaucoup Égyptiens qui ont vécu dans le centre-ville du Caire cette étrange période d’entre-deux, après la chute de Moubarak et avant le coup d’État militaire de juillet 2013, une chanson symbolise l’esprit ironique qui régnait alors parmi les jeunes Égyptiens vis-à-vis de l’armée. Dans cette chanson simplement intitulée « El Sour », « le mur », Youssra El Hawary chante : « Devant le mur, devant celui qui l’a construit, devant celui qui l’a érigé, devant celui qui le protège, un homme pauvre s’avance, et fait pipi. Sur le mur, celui qui l’a construit, celui qui l’a érigé, celui qui le protège. »
Entre 2014 et 2018, les murs ont été progressivement remplacés par d’immenses portes coulissantes, que le pouvoir laisse généralement ouvertes, sauf les jours de potentielles manifestations, comme le 25 janvier (anniversaire du soulèvement de 2011) ou le 30 juin (manifestations de 2013 contre le président Mohamed Morsi). « Il n’en reste aujourd’hui qu’une seule, rue Falaki, près de l’ancienne université américaine », explique le chercheur. « Mais ces barrières étaient beaucoup moins visibles. Elles ont donc contribué, d’une certaine manière, à l’effacement de la mémoire révolutionnaire. » Quelques murs, sans bloquer la circulation, subsistent aussi devant des ambassades étrangères. « Sur l’un d’eux, j’ai vu récemment un graffiti du personnage de l’artiste palestinien Nagy Elali, accompagné du slogan « El thawra mustamera », « la révolution continue » », raconte Shaïma. Une trace infime, qui vient rappeler ce qu’il s’est passé en Egypte entre 2011 et 2013. Et signifier, peut-être, que tout n’est pas encore terminé.
*les prénoms ont été modifiés.
**souhaitant rester anonyme pour des raisons de sécurité