Un an après le 22 février, la société algérienne transformée

Après un an de man­i­fes­ta­tions heb­do­madaires pour un change­ment de sys­tème, les Algériens se sen­tent plus con­cernés par les choix poli­tiques.


« Avant le 22 févri­er, on vivait dans deux mon­des par­al­lèles avec les autorités. De temps en temps, ça s’entrechoquait et c’était douloureux », racon­te Wihem, 30 ans, qui désor­mais, s’en « veut quand elle ne suit pas l’actualité ». « Aujourd’hui, je me dis que je ne sors pas man­i­fester toutes les semaines pour me taire le reste de la semaine. Alors je me plains quand c’est néces­saire. J’ai pris con­fi­ance en moi ». Aupar­a­vant, cette habi­tante d’Oran ne con­nais­sait qu’une poignée de mem­bres du gou­verne­ment. Plus d’un an après le début du mou­ve­ment de protes­ta­tion pop­u­laire algérien pour deman­der un change­ment de sys­tème poli­tique, la jeune femme con­nait les par­tis poli­tiques exis­tants, leurs idées et leurs lead­ers, et elle en a même ren­con­trés cer­tains. « J’ai été très déçue. Finale­ment, l’opposition fonc­tionne comme une série de mini-sys­tèmes. J’ai com­pris qu’il y avait beau­coup de tra­vail », explique-t-elle. Quand on l’interroge sur ce qu’elle pense du nou­veau Prési­dent Abdel­mad­jid Teb­boune et de ses propo­si­tions de réformes, elle oscille entre l’insatisfaction, l’envie d’y croire et l’impression que ses espoirs peu­vent être bal­ayés à tout moment. « C’est super déce­vant de ne pas voir de change­ment poli­tique au bout d’une année, dit-elle. Peut-être qu’il faut désign­er des porte-parole pour aller dis­cuter et pren­dre ce qu’on peut pren­dre, parce qu’on risque de ne rien gag­n­er du tout ».

« Je m’exprime plus qu’avant »

Sur la cor­niche de Mosta­ganem, à 80 kilo­mètres d’Oran, des jeunes se pressent dans les nou­veaux restau­rants. Inal, 29 ans, a par­ticipé à toutes les man­i­fes­ta­tions. Aujourd’hui, il est peu ent­hou­si­aste. « Les gens sont plus libres de par­ler. Le wali (préfet) a un peu peur des cri­tiques des citoyens. Mais nous sommes sor­tis man­i­fester pour un change­ment de sys­tème. Après un an, on n’a rien obtenu », estime-t-il. Le jeune homme, qui a vu sa mère s’intéresser aux man­i­fes­ta­tions et y par­ticiper, admet pour­tant que lui-même a changé : « Je m’exprime plus qu’avant, je n’ai plus peur. Même si le wali vient, je lui dis ce que je pense ».
Autre habituée des man­i­fes­ta­tions de Mosta­ganem, Dah­bia, enseignante en archi­tec­ture, a le même sen­ti­ment. « Le jour de l’élection prési­den­tielle, on savait que la police allait arriv­er. On a man­i­festé, en atten­dant que la police nous tombe dessus. On n’avait plus peur ». Ce 12 décem­bre 2019, comme dans la plu­part des régions du pays, les forces de l’ordre ten­tent d’empêcher les man­i­fes­ta­tions d’opposants au vote. A Oran, ce jour là, ain­si que le lende­main, des dizaines de man­i­fes­tants sont inter­pel­lés et mal­menés dans les com­mis­sari­ats. « On se fai­sait mas­sacr­er et Teb­boune à la télévi­sion par­lait de dia­loguer », se sou­vient Wihem. Dans la deux­ième ville du pays, la mobil­i­sa­tion de la société civile est immé­di­ate. Les arresta­tions sont recen­sées et médi­atisées, un réseau de sol­i­dar­ité se met en place pour héberg­er ceux qui n’ont plus les moyens de ren­tr­er chez eux après une arresta­tion, les per­son­nes inter­pel­lées sont incitées à témoign­er et à dépos­er plainte, soutenues par des mil­i­tants plus expéri­men­tés. En par­al­lèle, les images de la vio­lence se propa­gent sur les réseaux soci­aux et sus­ci­tent l’indignation.
La police dénonce des « con­tenus malveil­lants manip­ulés et véhiculés par des per­son­nes mal­in­ten­tion­nées visant à altér­er l’ordre et la tran­quil­lité publics » mais annonce l’ouverture d’une enquête. Dès le lende­main, la « gaâ­da bouli­tik », le débat poli­tique en plein air organ­isé quo­ti­di­en­nement dans la ville depuis le début du mou­ve­ment de protes­ta­tion, est ouvert à la prise de parole des vic­times des arresta­tions.

A Oran, la société civile a trans­mis son expéri­ence

Cette réac­tion col­lec­tive est assez inédite. A Oran, des asso­ci­a­tions ou des col­lec­tifs sont act­ifs depuis longtemps et ancrés dans le ter­ri­toire. La par­tic­i­pa­tion de leurs mem­bres dans les man­i­fes­ta­tions a eu de l’impact. « Le Hirak est le moment qui a fait un déclic mais il est inclus dans un proces­sus qui a com­mencé avant. Ici, il y a des liens entre les acteurs de la société civile, et des liens entre la société civile et la pop­u­la­tion», explique Fat­ma Boufenik, respon­s­able de l’association Femmes algéri­ennes revendi­quant leurs droits (FARD). Depuis le début du mou­ve­ment, l’expérience de ces mil­i­tants a été mise à prof­it pour l’organisation des débats publics quo­ti­di­ens « Gaâ­da Bouli­tik », par exem­ple, et pour met­tre en place des straté­gies après les arresta­tions de man­i­fes­tants. Mais, à l’inverse, il a aus­si per­mis à la société civile de se ren­forcer. « Les organ­i­sa­tions ont réus­si à met­tre de côté les ques­tions d’égo. Ici, les activistes n’ont pas fonc­tion­né en terme de car­ré. Il n’y a ni car­ré fémin­iste, ni car­ré de par­ti poli­tique. Le seul qui a ten­té d’exister, c’est le car­ré des islamistes, qui a été chas­sé par trois fois», racon­te Fat­ma Boufenik. Pour cette mil­i­tante de longue date, le mou­ve­ment de protes­ta­tion a per­mis deux avancées majeures pour les acteurs de la société civile : l’union, dans le cadre des man­i­fes­ta­tions heb­do­madaires oranais­es, et la relance des dis­cus­sions entre dif­férents col­lec­tifs fémin­istes du pays. Elle souligne mal­gré tout que ces avancées sont frag­iles et que « les égos ne sont pas très loin ».

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