Des murs en Espagne : les fractures politiques de la crise catalane

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En octo­bre, Barcelone a con­nu des man­i­fes­ta­tions mas­sives à la suite de la con­damna­tion de neuf dirigeants indépen­dan­tistes à de lour­des peines de prison. Paul Aubert est pro­fesseur de lit­téra­ture et civil­i­sa­tions espag­noles con­tem­po­raines à l’Université d’Aix-Marseille et ancien directeur des études de la casa de Velásquez (cen­tre de recherche français à Madrid). Il livre ses impres­sions sur la ques­tion cata­lane qui divise l’Espagne et les cata­lans eux-mêmes, créant des murs poli­tiques sym­bol­iques dans le pays.

En quoi la crise cata­lane vous sem­ble être révéla­trice d’une divi­sion majeure au sein de la société Espag­nole ?

La Cat­a­logne est divisée, comme l’Espagne, entre une droite et une gauche. L’éclosion du par­ti d’extrême-droite Vox sem­ble exprimer davan­tage un rejet de l’immigration qu’une défense de l’unité de l’Espagne. La crise cata­lane vient de loin et la presse française, qui a décou­vert l’Espagne récem­ment (oubliant l’autonomie don­née aux régions par la con­sti­tu­tion de 1978), se plaît à oppos­er une Espagne qui serait restée cen­tral­isatrice, et brimerait les aspi­ra­tions des régions autonomes qu’elle a elle-même créées, et les reven­di­ca­tions démoc­ra­tiques cata­lanes. Rien n’est plus faux. L’Espagne s’est dotée d’une con­sti­tu­tion (élaborée par une assem­blée con­sti­tu­ante élue au suf­frage uni­versel) en 1978, qui a divisé le pays en 17 régions autonomes. Hors, revendi­quant une his­toire dif­férente, la Cat­a­logne, comme le Pays Basque (qui négo­cie une évo­lu­tion de l’intérieur), se veut à part, après avoir béné­fi­cié quar­ante ans durant de ce statut d’autonomie.

D’abord, il n’y a pas un cata­lanisme, mais plusieurs (voir encadré). La société cata­lane est elle-même divisée car le cata­lanisme est loin d’être uni­voque. Une gauche incar­née par un ancien offici­er répub­li­cain Francesc Macià est majori­taire en 1931 et obtient la recon­nais­sance par le gou­verne­ment répub­li­cain de Madrid des insti­tu­tions autonomes au sein d’une Gen­er­al­i­tat (organe insti­tu­tion­nel cata­lan) qu’il présidera jusqu’à sa mort en 1933 et sera rem­placé en 1934 (après une brève répres­sion d’un gou­verne­ment répub­li­cain de droite) par un avo­cat, Lluís Com­pa­nys. Ce cata­lanisme des class­es moyennes n’a plus rien à voir avec celui des hommes d’affaires qui sont revenus au pou­voir avec Pujol et Mas, après que Tar­radel­las, le dernier prési­dent de la Gen­er­al­i­tat répub­li­caine en exil, eut con­tribué à la restau­ra­tion d’une Gen­er­al­i­tat, prévue par la con­sti­tu­tion de 1978. Jor­di Pujol lui suc­cé­da, en 1980 (7 man­dats jusqu’en 2003), au sein d’une coali­tion de droite et du cen­tre. Ensuite Pasqual Mara­gall (2003–2006) et José Mon­til­la (2006–2010) étaient mem­bres du par­ti social­iste. Mas (2010–2017) est issu de Con­vèr­gen­cia i Unió comme Pujol et Puigde­mont qui lui suc­cé­da.

Le prési­dent actuel Quim Tor­ra pré­tend être le 131ème prési­dent de la Cat­a­logne en faisant par­tir l’inventaire du haut Moyen âge, de même qu’il se fonde sur une carte du XIVe siè­cle pour trou­ver un roy­aume qui n’a jamais existé puisque le comté de Barcelone a tou­jours fait par­tie de la Couronne d’Aragon. Il y a donc une part de plaisan­terie dans les fonde­ments his­toriques revendiqués.

A la mort de Fran­co en 1975, l’Espagne entame sa tran­si­tion démoc­ra­tique et établit une nou­velle con­sti­tu­tion faisant plus de place aux autonomies régionales. Cer­tains indépen­dan­tistes esti­ment que la con­sti­tu­tion de 1978, sur laque­lle a été fondée l’Espagne démoc­ra­tique, octroie un statut d’autonomie lim­ité et empêche l’indépendance de la Cat­a­logne. Qu’en pensez-vous ?

Ne jouons pas sur les mots : autonomie ne veut pas dire indépen­dance. Ces indépen­dan­tistes ne peu­vent pas à la fois se réclamer de la con­sti­tu­tion de 1978 et la refuser. Il est vrai que celle-ci ne per­met l’indépendance d’aucune région, ni l’autodétermination par référen­dum qui ne con­cerne que l’ensemble du corps élec­toral. Jamais la Cat­a­logne n’a eu autant d’autonomie dans autant de domaines (équipements, poli­tique indus­trielle, fis­cal­ité, san­té, police, enseigne­ment etc.)

Faut-il voir dans les man­i­fes­ta­tions en Cat­a­logne des reven­di­ca­tions pure­ment indépen­dan­tistes ou y a‑t-il aus­si une oppo­si­tion face aux poli­tiques d’austérité et au sys­tème poli­tique espag­nol en général ?

Le mou­ve­ment con­tre la cor­rup­tion, qui car­ac­térisa le par­ti pop­u­laire, est à l’origine du suc­cès d’Albert Rivera et du mou­ve­ment Ciu­dadanos, qui est main­tenant en grande dif­fi­culté et con­traint, comme tous les mou­ve­ments cen­tristes, à une alliance avec la droite ou la gauche (elle-même atteinte par l’affaire andalouse du détourne­ment de l’assurance-chômage). Dans les deux cas, l’instruction est ter­minée, des procès ont eu lieu et des con­damna­tions ont été pronon­cées.

La con­sti­tu­tion de 1978 peut être révisée. Elle est très longue —la par­tie qui con­cerne le proces­sus d’autonomie n’a plus cours— et pour­rait laiss­er à la loi, dévelop­per les grands principes. Mais la couronne l’a tou­jours respec­tée. Ce qui n’était pas le cas autre­fois. Et, jusqu’à la révéla­tion des cas de cor­rup­tion, le régime par­lemen­taire a fonc­tion­né.

Ceci dit, l’Espagne a eu un développe­ment frag­ile ces derniers temps qui l’expose à une mise en garde de Brux­elles et peut-être à plus de rigueur.

Selon vous, quelle atti­tude la nou­velle coali­tion au pou­voir, qui s’est for­mée entre Unidas Podemos et le PSOE le 10 novem­bre dernier, adoptera-t-elle avec les indépen­dan­tistes ?

Il est dif­fi­cile de le prévoir. Car il est pos­si­ble que ceux-ci fassent de la surenchère (y com­pris entre eux afin de s’assurer d’un lead­er­ship) et ne s’en tien­nent pas à une série de reven­di­ca­tions fer­mes. Le futur gou­verne­ment n’a pas la majorité par­lemen­taire. La Gen­er­al­i­tat, qui est issue de la con­sti­tu­tion de 1978 aura du mal à négoci­er « de gou­verne­ment à gou­verne­ment » avec l’exécutif de Madrid. Les derniers gou­verne­ments de Felipe González avaient dû s’appuyer sur les par­tis cata­lans et basques. Cette solu­tion n’est guère envis­age­able main­tenant. Mais la ques­tion cata­lane ne saurait être ignorée bien que le gou­verne­ment pro­vi­soire ait fer­mé le site de « la république dig­i­tale cata­lane ».

Pensez-vous qu’il y ait une sor­tie de crise pos­si­ble à court terme ?

Il s’agit d’un prob­lème poli­tique qui ne peut se résoudre que par une négo­ci­a­tion poli­tique. Même si le vocab­u­laire est impor­tant : une reven­di­ca­tion ample­ment partagée en Cat­a­logne con­cerne la recon­nais­sance d’une nation cata­lane (la con­sti­tu­tion de 1978 se réfère aux « peu­ples d’Espagne » ; cer­tains col­lègues barcelon­ais ont inven­té le con­cept de « nation de nations »). Il ne sert à rien de brandir d’une part, la Con­sti­tu­tion, et, d’autre part, d’organiser des élec­tions, tous les jours, au coin de la rue, alors que la majorité des Cata­lans sont hos­tiles à l’indépendance et les fonde­ments juridiques ne sont pas réu­nis. On fait la révo­lu­tion ou on respecte la con­sti­tu­tion mais on ne saurait revendi­quer un ordre con­sti­tu­tion­nel à des fins révo­lu­tion­naires.

Par ailleurs, on ne sait pas quel est le pro­gramme des indépen­dan­tistes cata­lans, à part la forme du régime qui serait une République. La monar­chie des Bour­bons est majori­taire­ment refusée depuis 1714, l’arrivée de Philippe V, petit-fils de Louis XIV qui fut mal accueil­li par les par­ti­sans de son rival de la mai­son des Hab­s­bourg, a fini par faire bom­barder la ville. Ceci dit on peut dif­fi­cile­ment revenir à la guerre de Suc­ces­sion du XVI­I­Ie siè­cle pour fonder la poli­tique du XXIe siè­cle.

Les cata­lanistes sont eux-mêmes divisés entre une droite et une gauche. Les pre­miers ont du mal à con­va­in­cre de l’honnêteté et de la via­bil­ité de leurs aspi­ra­tions après l’accusation de cor­rup­tion faite à Pujol d’avoir prélevé un pour­cent­age sur tous les marchés publics. Les sec­onds, qui ont inven­té un dra­peau avec une étoile sur le mod­èle cubain, veu­lent une plus grande par­tic­i­pa­tion citoyenne et des formes d’autogestion, mais leur pro­gramme est flou. Il faudrait aus­si définir ce qu’est être cata­lan, car 30% de la pop­u­la­tion vient d’ailleurs (comme les Xarne­gos, andalous). Pour le moment, c’est l’usage de la langue qui crée l’identité et la reven­di­ca­tion cul­turelle. Cela ne suf­fit pas à faire émerg­er une poli­tique cohérente.

Dans l’Europe actuelle, l’indépendance de la Cat­a­logne n’est pas viable, car les ten­dances cen­trifuges ne sont pas encour­agées. La seule solu­tion me sem­ble être une révi­sion con­sti­tu­tion­nelle qui aille vers un Etat fédéral. Une con­sti­tu­tion reflète l’état d’une société à un moment don­né, il est vain d’en faire un spec­tre ou un épou­van­tail. On peut se met­tre d’accord pour la chang­er afin de l’adapter à l’évolution de la société.

Encadré : petite histoire des Catalanismes

« Les orig­ines du cata­lanisme remon­tent au XIX siè­cle (il est puéril de brandir une carte, d’ailleurs inex­acte, du XII­Ie ou du XIVe siè­cle). A l’extrême droite, le cata­lanisme est lié aux aspi­ra­tions carlistes d’un prêtre, Josep Tor­ras i Bages, qui fonde l’identité cata­lane sur l’intégrisme catholique. A gauche, après l’échec de la république fédérale, les ambi­tions cul­turelles qu’exprime un intel­lectuel comme Valen­tí Almi­rall, très cri­tique (vers 1880) à l’égard de la cor­rup­tion clien­téliste du régime, fondent un autre vis­age du cata­lanisme.

Il est vrai que par la suite, les jeunes fondés de pou­voir des indus­triels créent La LLi­ga Region­al­ista en 1902 qui obtient un suc­cès élec­toral local en 1906, après avoir con­traint leurs aînés à organ­is­er l’Exposition uni­verselle de 1888. Car ceux-ci voulaient dévelop­per leur influ­ence cul­turelle avant de la dot­er d’une expres­sion poli­tique et élec­torale. C’est Francesc Cam­bó qui les représente. Leur ini­tia­tive la plus remar­quable a été le développe­ment cul­turel qui sut trans­former la Renaix­ença en Nou­cen­tisme (à la fois « art nou­veau » et « art du nou­veau siè­cle »), c’est-à-dire la dot­er d’une expres­sion offi­cielle con­tre le mod­ernisme jugé trop pro­gres­siste.

Un pre­mier statut d’autonomie est pro­posé au Par­lement en 1919 (par la Lli­ga, organe des milieux d’affaires hos­tiles au pro­tec­tion­nisme). Le Par­lement le refuse. Puis la dic­tature de Pri­mo de Rivera (1923–1930) réprime l’expression de tout par­tic­u­lar­isme (à com­mencer par l’usage de la langue).

Depuis, le degré de démoc­ra­ti­sa­tion des divers gou­verne­ments se jugea à l’aune de la place faite à l’expression du cata­lanisme qui fut majori­taire­ment répub­li­cain, antifran­quiste et minori­taire­ment révo­lu­tion­naire en juil­let 1936.»

Entretien réalisé par Pascal Singer

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