Dans ses pérégrinations, Justin de Gonzague s’intéresse aux murs mentaux qui parfois guident ou empêchent nos déplacements dans la ville. C’est tout naturellement qu’il a choisi Marseille pour aller recueillir des témoignages du nord au sud, au gré des frontières visibles, et invisibles.
Me voici lancé dans une nouvelle aventure analytique de ce qui fonde notre quotidien de Marseillais inscrits dans une histoire plus large que nous qualifierons de Méditerranéenne. Lorsque nous décidons avec la rédaction de 15–38 Méditerranée de mettre au cœur de la réflexion le sujet des murs en Méditerranée il m’a paru opportun de faire un pas de côté réflexif dans le traitement des murs en y associant la dimension mentale qu’ils génèrent dans nos différentes formes de sociabilisation et notre capacité ou incapacité de mobilité dans nos espaces de vie.
L’Histoire des murs en Méditerranée, comme partout dans le monde, se réfère toujours à un espace géographique qu’un pouvoir quelconque cherche à défendre ou à consolider en vue de se protéger d’un ennemi potentiel ou supposé. Ces murs peuvent être de fabrication humaine comme par exemple le mur qui sépare la population Chypriote en deux, définissant de fait des constructions identitaires singulières en relation avec cette barrière coercitive. Ou de façon plus tragique, des séparations filiales voire des déplacements de populations ou des stratégies de remplacements de populations.
Pour comprendre cette relation entre les murs physiques et ses représentations mentales, je décide donc d’introduire cette interrogation dans mon propre espace de vie, Marseille. Ainsi, muni de mon zoom, je pars interroger les murs mentaux des habitants de la cité phocéenne. J’aimerais comprendre comment ils interprètent cet aspect psychologique du mur dans leur quotidien. En souffrent-ils ? Et comment les habitants de cette ville dite cosmopolite l’expriment-ils ?
Mon périple commence par l’axe du boulevard National au nord du tunnel, côté Belle de Mai. De part et d’autre du boulevard se succèdent des immeubles noircis, comme abandonnés par le temps et les hommes. On y trouve des échoppes vendant des produits divers et variés, des cafés où la gente masculine enfume son café quotidien. Ils écoutent un mur sonore qui jamais ne cesse de rugir de bruissements de voitures, de motos, de bus…
C’est ici que j’aperçois Akim dans sa tenue d’agent de sécurité. Après lui avoir exposé mon projet discursif, il accepte d’entamer la réflexion sur les murs mentaux qui traversent son quotidien. A ma grande surprise, il se livre à moi et m’expose son mal-être, conséquence de ce sentiment de séparation, de relégation qu’il ressent de ce côté de la ville. Pour lui, faire partie des quartiers nord c’est être défini par « les autres », comme vivant en état de marginalité. Il a le sentiment d’être mal regardé lorsqu’il quitte les quartiers pour aller dans le sud de la ville. Sa zone d’existence et de mobilité, là où il se sent encore chez lui, s’arrête au Vieux-Port. Au-delà, il se sent déprécié « des autres ».
Akim semble porter le mur en lui car « les autres » lui font sentir sa différence dans sa façon d’être. A travers son enveloppe corporelle le définissant comme arabe donc comme l’ennemi, celui à mettre à la marge, il s’interroge sur sa forme langagière. Une forme qui l’enferme dans une géographie physique et mentale dont il se réfère pour définir sa différence et le rejet qu’il suscite. Lorsque Akim me livre sa pensée, j’ai la curieuse impression qu’il m’intègre dans son récit. Je m’interroge sur ce que je projette chez les autres, suis-je moi aussi un mur ?
Akim
Quittons Akim des quartiers nord de Marseille et traversons ce tunnel jusqu’au boulevard de la Libération pour nous rendre aux Réformés. L’ambiance est différente, je me sens chez moi. Sûrement parce que je retrouve mon environnement de vie. Je suis dans ma zone de confort avec le marché aux fleurs du jeudi, et cette belle fontaine majestueuse qui trône en plein cœur de la place sous bonne garde de l’église des Réformés. Je viens souvent avec les miens boire un café tout en constatant la convivialité ambiante. Je constate aussi certains murs corporels de gens marginaux drogués ou alcoolisés. Mais je veille à garder une étanchéité entre moi et eux. Observateur de ma réalité, je détecte un groupe de personnes buvant le café à la terrasse des Danaïdes qui pourraient être dans ma situation. Je m’approche d’eux pour questionner la mentalité qu’ils accolent à leurs murs.
Paulo accepte de jouer le jeu du décryptage de ses murs mentaux. Il se définit comme habitant du centre car il habite au Vieux-Port. Il fréquente un magasin de tatouage avec un ami qui lui habite sur le boulevard Longchamp. Il explique ne pas se sentir emmuré. Il est au centre de tout, donc il n’a pas besoin de fréquenter la marge. Il lui arrive parfois de se rendre à Bougainville pour un concert, mais jamais il ne pense rester sur place ou se balader dans cette zone de la ville. Il se pense exclu de fait, car il répond aux stigmates des habitants soit-disant aisés du centre. Mais il ne se sent pas bien non plus dans les quartiers riches de la ville situés au sud. Paulo est accompagné de sa compagne Alicia et de Kim, un ami. Eux abordent la question du mur mental en parlant du mur financier.
Paulo-Alicia-Marco
Je laisse Paulo, Alicia et Kim dans l’intellectualisation de leur centralité, pour embrasser un démineur de murs répondant au nom de Mogo. Ce skateur marseillais se définit sans limites. Les murs mentaux, il y fait face frontalement en les brisant à l’aide de son skate. Il peut sauter, rider en faisant des tricks sur des spots qu’il identifie dans l’ensemble de la ville. Mogo nous apporte une autre perspective par rapport à la relation qu’il entretient avec la ville. Son objectif est justement d’affronter les murs à l’aide de son skate. Mogo fait partie d’une population qui transgresse les codes et les représentations des limites déterminées par les gardiens ou les émetteurs de la norme. Il fait partie d’un ensemble de personnes qui met son existence entre les mains de la créativité, de l’expression et qui par la pratique, défie la norme et l’interdit.
Mogo
Je laisse Mogo rider tel un funambule sur nos murs mentaux pour retrouver un groupe de jeunes lycéens.nnes tout droit sorti du lycée Thiers. Leur perception de la ville m’intéresse car j’aimerais sonder l’intellectualisation de leur stratégie de mobilité pour trouver dans le ou les murs qui les contraignent dans leur mobilité physique ou dans leur sociabilisation quotidienne. Ce groupe porte physiquement comme moi un des stigmates qui les diffère du groupe de référence sociologique de la représentation du « vrai Français ». Lucas, Laura et Rami expriment leurs murs mentaux. Ma méthode est de les interroger au sujet d’un espace ressenti comme insécurisant.
Lucas-Laura-Rami
Direction à présent la place aux Huiles à la rencontre de Yassine. Il me dit qu’il vient du « béton du nord » mais qu’il a eu l’opportunité de le quitter. Il est donc passé du Nord au Sud de la ville. Il est de fait partout chez lui. Il précise cependant que sans le facteur économique, il n’aurait pas pu sortir des quartiers nord. Le fait de partir lui a permis d’ouvrir son existence à d’autres milieux pour considérer et comprendre qu’il peut aller partout dans la ville.
Yassine
J’entame ma balade au sud de Marseille. Les rues sont moins investies que dans le nord de la ville. Des gens sont présents dans la rue mais ils ne stagnent pas. Ils circulent et ils ont l’air de savoir où ils vont. Certains regards réveillent en moi les mots de Akim. Je me questionne : suis-je un mur ?
Je ne suis pas de cette partie de la ville. Est-ce ma façon de m’habiller ? Ou encore autre chose qui fait de moi un être particulier dans ce territoire de la cité phocéenne ? Je me questionne tout en continuant à franchir les murs de ma ville. Alors que je pense m’arrêter faute de candidat à l’expression des murs mentaux, Sania se présente à moi avec ses amis. Elle est en pause cigarette sur le trottoir qui jouxte le restaurant solidaire dans lequel elle est en stage. C’est une transfuge, elle aussi résidait dans les quartiers nord de la ville avant de rejoindre la partie sud. Son ressenti parle de solidarité, de mobilité contrainte par manque de transports en commun, de sentiment de différence de classe à cause d’une pratique prononcée de l’entre-soi…
Sania
Marseille est une ville qui brasse de multiples identités qui véhiculent et projettent leurs propres imaginaires par rapport à la ville. Vincent fait partie des nombreux petits fils d’immigrés italiens venus s’installer à Marseille fuyant le régime autoritaire fasciste de Mussolini. Il rappelle à ma mémoire que ses aïeux vivaient reclus dans le quartier de Noailles, comme aujourd’hui « les Haragas » venus d’Algérie ou d’ailleurs. A l’écouter, il y a comme une distance par rapport à l’histoire de ses grands-parents. Il pense la ville de façon cosmopolite en y amalgamant toutes sortes de choses bâties parfois sur du fantasme. A l’écoute de cette représentation chaotique de l’altérité, je me demande si au final nous ne sommes pas condamnés à fabriquer une image tronquée des autres ?
Vincent
Faire ce reportage m’a beaucoup appris sur mes propres murs mentaux et les projections des uns et des autres selon leur situation financière, de genre, géographique, intellectuelle… J’ai aussi appris que l’autre par définition nourrit des fantasmes et que seule la curiosité de les dépasser ou de les confronter nous permet d’accepter à minima de vivre ensemble. Les acteurs politiques qui administrent cette ville de Marseille utilisent ces murs mentaux comme repoussoir ou comme moyen de consolidation de leur électorat afin d’être élus ou réélus. Ce reportage n’a pour autant aucune prétention d’exhaustivité, mais il permet de comprendre les relations aux murs que nos cerveaux fabriquent tout au long de notre vie. Et vous, connaissez-vous vos murs mentaux ?