Parcours de soins des personnes trans : quelle place accorder à la psychiatrie ?

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La place accordée à la psy­chi­a­trie dans le par­cours de soins des per­son­nes trans­gen­res divise depuis plus de 20 ans. Option­nel en médecine libérale, le suivi psy­chi­a­trique est qua­si omniprésent dans les hôpi­taux français, mal­gré les nom­breuses cri­tiques des asso­ci­a­tions à son encon­tre. Face à une demande crois­sante d’alternatives, des réseaux informels de médecins s’emploient à la prise en charge de la tran­si­d­en­tité. Reportage sur deux par­cours de soins antag­o­nistes.

Oblig­a­toire d’un côté, option­nel de l’autre. L’évaluation psy­chi­a­trique préal­able à la « réassig­na­tion de genre » exas­père les « T » depuis plus de deux décen­nies. Dans le jar­gon médi­cal, les per­son­nes trans sont affec­tées par ce qu’on appelle une « dys­pho­rie de genre ». C’est-à-dire l’identification forte et per­ma­nente à l’autre genre, qui bien sou­vent provoque une détresse et une souf­france psy­chologique liée à la volon­té de vivre dans un genre dif­férent de celui assigné à la nais­sance. La mod­i­fi­ca­tion du corps — qui passe par la prise d’hormones et par divers­es chirur­gies — per­met de faire dimin­uer les souf­frances et d’améliorer la qual­ité de vie.

Bien que la France soit le pre­mier pays au monde à avoir retiré la tran­si­d­en­tité de sa liste des affec­tions psy­chi­a­triques en 2010, psy­chi­a­tres et psy­cho­logues demeurent incon­tourn­ables dans les ser­vices hos­pi­tal­iers dédiés aux tran­si­tions. Une prob­lé­ma­tique fon­da­men­tale pour les asso­ci­a­tions souhai­tant que la tran­si­d­en­tité cesse d’être con­sid­érée comme une patholo­gie men­tale.

« A leur arrivé, les patients sont soumis à un suivi psy de deux années préalable aux opérations chirurgicales »

Deux par­cours s’offrent aux per­son­nes souhai­tant ini­ti­er une tran­si­tion : pass­er par l’hôpital ou démarcher des médecins libéraux. Ces derniers sont habil­ités à pre­scrire des hor­mones. Rarement for­més aux ques­tions de genre, ils ori­en­tent régulière­ment les deman­deurs vers les équipes hos­pi­tal­ières spé­cial­isées. A l’hôpital, la SOFECT (Société française d’études et de prise en charge de la tran­si­d­en­tité), asso­ci­a­tion de prati­ciens décriée par les asso­ci­a­tions trans, assure en grande majorité la prise en charge des tran­si­tions médi­cal­isées. Ses équipes pluridis­ci­plinaires — com­posées de psy­chi­a­tres, psy­cho­logues, endocrino­logues et chirurgiens — reçoivent dans 9 cen­tres hos­pi­tal­iers à tra­vers l’Hexagone et ont un mono­pole sur les chirur­gies géni­tales, con­sid­érées par cer­tains comme « l’é­tape finale de la tran­si­tion ». Les délais con­sid­érés extrême­ment longs s’accompagnent d’une éval­u­a­tion psy­chi­a­trique réputée vio­lente et intru­sive.

Pour Lee, jeune cadre de l’association Transat’ à Mar­seille, le con­sen­te­ment libre et éclairé devrait suf­fire pour accéder aux soins. « Un de nos principes fon­da­teurs est de dé-psy­chi­a­tris­er le par­cours hos­pi­tal­ier, on devrait ren­con­tr­er un psy seule­ment si on en a besoin », lâche-t-il, dés­abusé.

« Aujourd’hui, c’est un peu comme si le psychiatre était le garant de l’ordre social, qui laisse passer les vrais trans et empêche les autres d’accéder aux soins »

« Aujourd’hui, c’est un peu comme si le psy­chi­a­tre était le garant de l’ordre social, qui laisse pass­er les vrais trans et empêche les autres d’accéder aux soins », con­clut le mil­i­tant. A ses côtés, une femme trans racon­te ne pas avoir sup­porté le pro­to­cole psy et ses délais. Face à l’urgence, elle a réal­isé son opéra­tion géni­tale en Thaï­lande pour un mon­tant total de 15 000 euros, non rem­boursé. L’obtention du rem­bourse­ment des soins à 100 % néces­site qu’un médecin fasse une demande d’affection longue durée (ALD) auprès de la caisse d’assurance mal­adie, qui peut refuser de l’accorder sans attes­ta­tion d’un psy.

Arnaud Alessan­drin, soci­o­logue et cofon­da­teur de l’Observatoire des tran­si­d­en­tités, ques­tionne le main­tien de ce pro­to­cole. « La psy­chi­a­trie doit-elle être incon­di­tion­nelle ou une propo­si­tion par­mi tant d’autres ? Doit-elle être une con­di­tion au rem­bourse­ment des soins ? », ques­tionne-t-il. L’évaluation psy­chi­a­trique per­met de diag­nos­ti­quer des trou­bles qui pour­raient pren­dre la forme de la tran­si­d­en­tité — par exem­ple la schiz­o­phrénie ou la bipo­lar­ité — afin de s’assurer que la per­son­ne n’est pas atteinte d’une mal­adie men­tale. Lorsque la dys­pho­rie de genre est établie, le psy s’assure que la per­son­ne ne présente pas de con­tre-indi­ca­tions et qu’elle ne regret­tera pas son choix, afin de pro­téger le chirurgien en cas de procès.

Des pré­cau­tions vaines selon le soci­o­logue : « A l’échelle européenne, on sait que seule­ment 1 % en moyenne regret­tent les opéra­tions. Des regrets qui sont liés aux tech­niques chirur­gi­cales et à l’absence de con­ser­va­tion des gamètes. Quant au poten­tiel procès, il n’y en a eu qu’un seul, qui remonte aux années 1990. Le con­sen­te­ment éclairé devrait faire office d’attestation d’autorisation d’opération » estime le chercheur, pour qui les alter­na­tives exis­tantes au pro­to­cole psy prou­vent leur effi­cac­ité.

« On est actuellement en train d’écrire un protocole, l’idée serait de former les généralistes avec une approche différente de celle de la SOFECT »

Tra­ver­sons la France direc­tion Lille, où la « Mai­son Dis­per­sée de San­té » prend en charge les tran­si­tions médi­cales depuis plus de dix ans, bien avant que le cen­tre hos­pi­tal­ier uni­ver­si­taire (CHU) ne mette en place une équipe pluridis­ci­plinaire. Ici, la psy­chi­a­trie est option­nelle. « Pour les tran­si­tions c’était le désert médi­cal, les per­son­nes s’hormonaient sur Inter­net. On a donc for­mal­isé nos rela­tions avec les divers­es asso­ci­a­tions du quarti­er, notam­ment le cen­tre LGBT, et on s’est for­mé aux ques­tions de genre », racon­te un médecin général­iste du réseau de san­té trans. « On a beau­coup œuvré pour la dé-psy­chi­a­tri­sa­tion. Notre accom­pa­g­ne­ment est basé sur l’autodétermination du patient » explique-t-elle, admet­tant côtoy­er les équipes du CHU lorsque les patients veu­lent réalis­er des chirur­gies.

Loin du par­cours psy­chi­a­trique tant décrié, une let­tre de la Mai­son de san­té et un sim­ple ren­dez-vous avec le psy et le chirurgien suff­isent pour réalis­er une opéra­tion. « C’est un peu spé­cial dans la mesure où nous avons démar­ré les tran­si­tions bien avant que l’hôpital ne s’en charge sur le ter­ri­toire, on est donc très soutenus par les asso­ci­a­tions et on a une cer­taine légitim­ité » analyse la médecin, rap­pelant qu’avant l’arrivée de l’équipe spé­cial­isée au CHU de Lille, elle tra­vail­lait en parte­nar­i­at avec l’hôpital de Gand en Bel­gique, situé à moins de 80 kilo­mètres. Là encore, la psy­chi­a­trie était option­nelle et des parte­nar­i­ats per­me­t­taient le rem­bourse­ment des soins.

Deux col­lo­ques ont per­mis de sen­si­bilis­er des médecins venus de toute la France aux tech­niques de prise en charge des per­son­nes trans. « On est actuelle­ment en train d’écrire un pro­to­cole, l’idée serait de for­mer les général­istes avec une approche dif­férente de celle de la SOFECT » con­clut-elle, dessi­nant l’émergence d’un réseau informel de prati­ciens for­més aux tran­si­tions médi­cales. Un exem­ple précurseur qui ne con­va­inc pas la com­mu­nauté hos­pi­tal­ière et uni­ver­si­taire de la SOFECT d’abandonner le pro­to­cole psy­chi­a­trique.

« Deux ans de suivi est un délai indispensable à ce qu’on puisse justifier auprès de la sécu d’une intervention chirurgicale qui va être mutilatrice et va irréversiblement modifier les possibilités de fertilité »

Imper­méable aux semonces, la médecin psy­cho­logue Del­phine Drai défend son tra­vail au sein de l’équipe pluridis­ci­plinaire de l’hôpital de la Con­cep­tion à Mar­seille. « Deux ans de suivi est un délai indis­pens­able à ce qu’on puisse jus­ti­fi­er auprès de la sécu d’une inter­ven­tion chirur­gi­cale qui va être muti­la­trice et va irréversible­ment mod­i­fi­er les pos­si­bil­ités de fer­til­ité », jus­ti­fie-t-elle, indi­quant que les longs délais sont liés au manque cri­ant de moyens humains des hôpi­taux, pas seule­ment à la durée de l’évaluation psy­chi­a­trique. « Le temps per­met d’observer s’il y a des fluc­tu­a­tions à la fois dans le ressen­ti ou les besoins des per­son­nes. Cer­taines arrivent en voulant une tran­si­tion com­plète, elles repar­tent au final sans vouloir aller jusqu’à la chirurgie géni­tale » ajoute-t-elle, rap­pelant que depuis 2016, les per­son­nes trans n’ont plus besoin de réalis­er une opéra­tion géni­tale stéril­isante pour chang­er d’état civ­il. Une déci­sion poli­tique qui a fait évoluer les pra­tiques de la SOFECT, qui aupar­a­vant inci­tait forte­ment les patients à faire des tran­si­tions « com­plètes ».

« On a le pouvoir de dire pas maintenant, mais pas de dire non. Pour moi, ce n’est pas un pouvoir décisionnaire mais un travail de médecin »

En ce qui con­cerne l’hormonothérapie et les chirur­gies « mineures » comme la mam­mo­plas­tie ou la mas­tec­tomie, elle assure y don­ner accès avant la fin de l’évaluation psy­chi­a­trique. Sous cer­taines con­di­tions : « Si une per­son­ne est forte­ment déprimée, notre tra­vail est de dire que la dépres­sion empêche de pré­par­er cor­recte­ment l’arrivée de la tran­si­tion. Dans ce cas, on a le pou­voir de dire pas main­tenant, mais pas de dire non. Pour moi, ce n’est pas un pou­voir déci­sion­naire mais un tra­vail de médecin », lâche-t-elle en expli­quant qu’entre 30 et 40 % de per­son­nes arrivent déjà hor­monées dans son ser­vice, preuve que cha­cun est libre de con­sul­ter libre­ment en ville.

Une lib­erté qui déplait. Début 2019, une gyné­co­logue a reçu une plainte de la part du Con­seil nation­al de l’Ordre des médecins (CNOM) suite à un sig­nale­ment. On lui reproche d’avoir pre­scrit des hor­mones à une femme trans sans « respecter les recom­man­da­tions de la Haute Autorité de san­té (HAS) de 2009, et les recom­man­da­tions de 2015 con­cer­nant les équipes et prati­ciens affil­iés à la SOFECT ». Mal­gré le fait que le Con­seil Départe­men­tal de l’Ordre des médecins con­firme l’absence de fonde­ment légal de la plainte, le CNOM l’a main­tenue. Nos inter­ro­ga­tions auprès de l’organisme pro­fes­sion­nel sont restées let­tre morte.

Ce n’est pas une pre­mière. « Il y a des villes où des endocrino­logues exerçant en libéral ont reçu ou ont peur de recevoir des men­aces de la part de l’Ordre des médecins ou de leurs con­frères de la SOFECT », affirme Arnaud Alessan­drin. Phénomènes isolés ou volon­té des mem­bres de la SOFECT de main­tenir un mono­pole sur les tran­si­tions médi­cal­isées ? Quoi qu’il en soit, le chemin reste long pour har­monis­er les méth­odes de prise en charge pour met­tre fin aux antag­o­nismes des deux par­cours de tran­si­tion.

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