Les environnementalistes libanais se mobilisent dans les rues, les cinémas et sur les réseaux sociaux contre la construction d’un incinérateur qui risque d’ajouter une nouvelle source de pollution à un pays déjà au bord de l’asphyxie.
Un matin, les habitants de Hay el-Sallom, dans la banlieue sud de Beyrouth, se réveillent avec un torrent de déchets qui dévale les ruelles de leur quartier insalubre. Au Liban, les raisons de s’inquiéter pour sa santé ou celle de ses enfants ne manquent pas. Hors de la capitale, plusieurs municipalités libanaises continuent de brûler les ordures ménagères dans des dépotoirs sauvages, malgré l’interdiction de cette pratique par la loi sur la gestion des déchets solides, votée le 24 septembre 2018, comme le dénonce Human Rights Watch. L’incinération des déchets est susceptible d’entraîner cancers, maladies respiratoires et cardiaques. Voilà trois ans que les Libanais sont embourbés dans une crise des déchets offrant d’inépuisables sources d’écœurement et de dégoût.
Samar Khalil, directrice de la sécurité environnementale et chimique à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), fait partie de ces Libanaises angoissées pour la durée de vie de leur progéniture. Co-fondatrice de l’association « Sahat Ouladna » (la santé de nos enfants), la chercheuse aux cheveux courts est de toutes les manifestations depuis 2015 : « La pollution de l’air empire, les déchets solides sont jetés à la mer, on ne peut plus se baigner sans risque de maladie de la peau… Voyant comment travaillent les institutions étatiques et ayant travaillé pour elles, je ressens l’urgence de dénoncer les mauvais choix effectués. J’ai aussi vécu dans le village de Dhour Choueir où, pendant la crise des déchets en 2015, ils ont décidé d’installer un incinérateur. Sans étude d’impact environnemental. Ils l’ont d’abord placé à côté d’une entreprise de fromage puis, face à nos critiques, l’ont réinstallé à côté de l’école primaire ! »
L’incinérateur, vraie recette magique ?
Plus les déchets ont envahi les rues de Beyrouth ou jonché son littoral, plus les décideurs ont présenté l’incinération comme la recette magique pour faire disparaître les ordures ménagères. « Il n’y a pas d’autre solution pour un tissu urbain comme le nôtre », déclarait le maire de la capitale libanaise Jamal Itani en septembre 2017.
En théorie, l’idée aurait de quoi séduire. Le Programme des Nations unies pour le développement (UNDP) voyait dès 2012 dans la construction d’incinérateurs à la capacité d’au minimum 1 000 à 1 500 tonnes de déchets par jour, un moyen d’utiliser les déchets pour produire de l’électricité, denrée rare au Liban, où les coupures de courant font plus partie du quotidien que le taboulé. Une étude réalisée par la société de consulting danoise Ramboll et facturée à 850 000 dollars au gouvernement libanais, selon nos sources, est venue valider l’option de l’incinération. La technologie du « waste-to-energy » s’est donc imposée dans le plan gouvernemental de mars 2016 pour sortir de la crise des déchets, sans qu’aucun détail ne soit précisé sur sa mise en œuvre.
Dans un pays classé 143ème sur 180 au classement 2017 de l’indice de perception de la corruption de l’ONG Transparency International, les scientifiques et écologistes libanais ont voulu imaginer ce qu’impliquerait la mise en place concrète de l’incinération. Dans le documentaire « Un incinérateur pour Beyrouth ? » diffusé en janvier 2018 à Beyrouth, Ziad Abichaker, directeur de Cedar Environmental, a suivi pas à pas le quotidien d’un incinérateur de la ville d’Odense au Danemark, avant de rentrer au Liban pour vérifier si son pays disposait des compétences nécessaires pour en faire de même. La réponse est non. À Odense, les « fly ashes » relâchées par l’incinérateur, ces nanoparticules chargées de molécules cancérigènes comme les dioxines et le furane, sont exportées dans une île au large du Danemark et leur présence dans l’air est mesurée en permanence. Or au Liban, aucun laboratoire n’est capable de déceler leur présence ! Outre les risques de pollution, les spécialistes en ingénierie, en conservation naturelle, en politique publique ou en économie de l’Université américaine de Beyrouth (AUB) se prononcent à l’unisson contre l’incinération et ne cessent d’en décliner les raisons factuelles à coups d’études et de conférences.
David contre Goliath
Samar Khalil et Ziad Abichaker sont membres de la coalition pour la gestion des déchets, en campagne contre la construction d’un incinérateur à Beyrouth. Car d’autres solutions existent, avance la chercheuse de l’AUB : « Au Liban, plus de la moitié des déchets sont organiques, sans valeur calorifique. Si on les traite biologiquement et que l’on recycle le reste, il restera au maximum 20 % de déchets. Au pire, on peut les enfouir. Ou bien les réutiliser, comme le fait Ziad Abichaker, en créant des plaques avec du plastique non-recyclable ». L’économie circulaire, qui promeut la réduction, la réutilisation, le recyclage et inscrite dans le marbre par la loi votée en septembre 2018, serait balancée aux ordures par l’incinération, qui implique de brûler plus pour gagner plus. D’autant que l’incinération des déchets pour produire de l’énergie reste une solution anecdotique, puisque la quasi totalité des déchets libanais ne servirait à produire que 125 MW d’électricité, alors que le manque actuel atteint les 1 000 MW.
Le 31 juillet, Samar Khalil a participé à un sit-in devant la municipalité de Beyrouth qui a permis de repousser le vote d’un cahier des charges sur la construction d’un incinérateur. Depuis, elle a tenu tête au maire de Beyrouth, Jamal Itani, lors de débats publics et a contesté ses arguments dans des vidéos chocs diffusées sur les réseaux sociaux. Une lutte de David contre Goliath. Car malgré l’absence d’étude d’impact environnemental, un appel d’offre a déjà été lancé et les entreprises libanaises Jihad el-Arab ou Ramco — que le magazine Commerce du Levant surnomme « les rois des déchets » pour leur mainmise sur le business de la gestion des ordures — ont déposé des candidatures en joint-venture* (*filiale commune entre deux ou plusieurs entreprises dans le cadre d’une coopération économique internationale) avec la société française CNIM et le groupe turc Atlas. A l’heure où la Commission européenne recommande « l’introduction d’un moratoire sur la construction de nouvelles installations et le déclassement des installations plus anciennes et moins efficaces », des sociétés françaises et danoises jettent donc leur dévolu sur le marché libanais pour continuer leur business sans entraves. Ou presque. Car les scientifiques libanais devenus activistes environnementaux ne les lâcheront pas d’une semelle : « Nous avons envoyé des lettres à ces sociétés signées par la députée indépendante Paula Yacoubian, notre seul soutien à l’Assemblée », précise Samar Khalil. « Le courrier leur demandait de ne pas candidater à l’appel d’offre, pour préserver la santé du peuple libanais. »