A Marseille, les quartiers Nord désignent un corps urbain perçu comme uniforme. Histoire d’une dénomination commune qui cache pourtant une grande disparité de réalités et de destinées.
Pour toucher du doigt la réalité des quartiers Nord de la cité phocéenne, il faut d’abord prendre le train, le TER qui nous mène de la gare Saint-Charles aux petites gares qui perlent le territoire du Nord de la deuxième métropole française, là où guichets et bornes automatiques ont déserté. Le moyen le plus rapide pour s’y rendre, tant l’itinéraire des lignes de bus se perd parfois dans les méandres de la circulation, des villages et des horaires chaotiques.
Il faut aussi parfois prendre le train de l’histoire et remonter quelques siècles en arrière, ou seulement quelques dizaines d’années, pour comprendre comment cet ensemble que l’on désigne d’un seul et même nom « quartiers Nord » s’est constitué au gré d’une urbanisation que les spécialistes nomment de « comblement », ou comment combler les trous entre les noyaux villageois existants, en y plantant des tours.
Derrière les vitres du train, les paysages défilent, sommes-nous déjà sortis de Marseille ? Aurais-je alors manqué la gare Saint-Antoine vers laquelle je me dirige ? Impossible, le train n’a pas encore marqué l’arrêt. Pourtant, les jardins ouvriers qui succèdent aux petites maisons pavillonnaires et à l’église arménienne blanche perchée en haut d’une petite colline sont bien loin des représentations qui collent à la peau des quartiers Nord de Marseille. Les derniers titres de la presse en témoignent : quand on parle de cette zone, ce sont les images des tours, des cités, des trafics et des règlements de compte qui apparaissent.
« Marseille, un plan stups à 4 000 euros par jour démantelé dans les quartiers nord », 20 Minutes, juin 2018
« Marseille : face aux règlements de compte et leurs victimes », 20 Minutes, juin 2018
« Le plus gros trafic de drogues de Marseille démantelé à La Castellane », France Info, juin 2018
Un passé industriel
Sirotant un jus de tomates, la géographe Gwenaëlle Audren remonte le fil de l’histoire urbaine de la métropole pour décortiquer les prémices d’une division Nord/Sud de la ville. A partir du 18ème et jusqu’au 19ème siècle, le développement industriel oriente l’urbanisation en relation avec le relief de la cité. Les cours d’eau, comme l’Huveaune ou le Vallon des Aygalades, mais aussi le creusement du canal de Marseille délimitent les contours de la ville qui descend des collines vers la mer. Les villages s’installent autour de ces cours d’eau, les industries également. Au centre, la division de la ville est matérialisée par la Canebière, célèbre artère qui part du port et sépare le Panier, premier arrêt des populations migrantes comme les Italiens, de l’autre rive du Vieux Port où la bourgeoisie locale s’installe progressivement. « La rue Paradis devient l’axe bourgeois de Marseille et rejoint les quartiers Sud », explique Michel Peraldi, anthropologue urbain, spécialiste de la sociologie de Marseille. « L’activité portuaire engage des relations sociales complexes avec des mondes interlopes, aux activités pas très légales. On se met à l’écart, on ne veut pas que sa fille se marie avec un marin. Il existe une réelle volonté de retrait par rapport à l’espace portuaire qui est aussi un espace de travail ».
Dans le même temps, la municipalité se désengage des grandes politiques urbaines et confie les travaux d’aménagements de l’espace à la grande bourgeoisie qui devient propriétaire de grands domaines de la ville. Il en va ainsi du percement du boulevard du Prado ou de la rue Paradis au sud de la Canebière. Ces mêmes bourgeois deviennent propriétaires de terrains dans les hauteurs de la ville, les quartiers Nord, où ils bâtissent des bastides, lieux de villégiature de leurs weekends. Un peu plus loin, des noyaux villageois accueillent les ouvriers travaillant dans les usines de la ville. « Au fil du temps, l’espace entre ces terrains privés et les noyaux villageois sera comblé par le développement des activités commerciales et des transports, finalement la ville se rejoint », détaille Gwenaëlle Audren.
L’explosion démographique
Dans les années 1960, l’organisation de cette zone est bouleversée et l’aménagement des quartiers Nord doit s’adapter dans l’urgence. En 1962, les rapatriés de la guerre d’Algérie débarquent dans le port. Hagards, ils ont tout laissé de l’autre côté de la Méditerranée. Ils sont quelques 120 000 à rester dans la ville. Il faut leur trouver un logement alors que 40 000 familles sont déjà en attente et que Marseille est entourée de dizaines de bidonvilles. Des logements sociaux sont construits en toute hâte, là où depuis les années 1950 la municipalité a fait le choix de développer l’ensemble du parc d’habitat social : les quartiers Nord encore une fois.
C’est aussi le temps de la crise industrielle, les propriétaires des bastides vendent leurs terrains, les tours sont construites en fonction des opportunités foncières. Outre les bastides, les terrains agricoles sont vendus, ainsi que les terres des différents ordres religieux. D’où cette impression d’anarchie quand défilent les barres d’immeuble le long de l’autoroute A7 qui mène à Marseille, et l’impression d’avoir posé les tours selon l’espace disponible, en haut d’une colline, le long d’un ravin. Ce sont finalement ces cités qui représentent dans l’imaginaire collectif l’appellation « quartiers Nord », selon l’architecte André Jollivet. A la fin des années 1970, une loi votée par le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing permet aux couches moyennes de quitter ces immeubles et d’accéder à la propriété, avec la création de villes nouvelles comme Vitrolles à quelques encablures de là.
La sociologie urbaine est une fois de plus bouleversée. Ceux qui restent n’ont souvent pas d’emploi, la période des Trente Glorieuses est terminée. « Ces territoires abritent des personnes de mêmes origines, avec les mêmes problématiques. Dans le même temps, les moyens engagés ne sont pas à la hauteur de la densité de population », raconte l’architecte qui mène plusieurs projets dans différentes cités à partir des années 1980. « Des études ont par exemple démontré que le ratio entre le personnel de nettoyage des rues et le nombre d’habitants était plus faible qu’ailleurs ». Les copropriétés se dégradent. Dix ans après leur construction, les architectes sont rappelés pour réhabiliter les immeubles. « Imaginez le coût de ces politiques de logement alors que les crédits pour la construction courent sur 45 ans. On nous appelle pour réparer, refaire. Ajoutez à cela le coût social avec par exemple la mise en place de centres d’animation pour les jeunes, le coût sécuritaire pour gérer la criminalité ». Pourtant, c’est aussi une époque de créativité et d’expérimentations pour André Jollivet. Dans la cité des Flamants, son équipe tente de recréer une vie sociale. A certains étages délaissés et délabrés, des écoles d’infirmières ou des logements étudiants sont installés. Les régies de quartier sont lancées et offrent des possibilités d’emploi dans l’entretien des espaces extérieurs ou des parties communes.
Effondrement économique
Mais dans le même temps, l’économie de ces quartiers se délite. Dans les noyaux villageois, la petite classe moyenne se paupérise. Une partie de ces classes moyennes sont des employés publics car le premier employeur à Marseille reste l’État. A partir des années 1975 et 1980, les fils et filles de ces employés sans études sont parfois éloignés du marché de l’emploi. Le foncier se dévalorise. 1987 marque une autre étape. Un décret impose les visas entre l’Algérie et la France. Le commerce entre Marseille et les pays du Maghreb en pâtit, alors même que rappelle Michel Peraldi, la ville était la plaque tournante d’une économie informelle vivrière. « Marseille, c’était la capitale mondiale de la voiture d’occasion. Elles arrivaient de Belgique ou d’Allemagne en direction de l’Afrique. Le marché était énorme. Aujourd’hui, la ville d’Anvers traite 500 000 à 600 000 véhicules par an vers le port de Cotonou. Marseille était aussi la porte d’entrée pour l’économie vivrière algérienne, le tissu, la quincaillerie. Vous trouvez rue des Dominicaines les témoignages archéologiques dans les quelques bazars qui subsistent alors qu’ils étaient 400 à l’époque. Il y avait des garages, des hôtels. Les quartiers Nord étaient la base arrière de ces dispositifs commerciaux, banquiers informels, hôtels, entrepôts, etc. »
Remonter le cours de l’histoire des quartiers Nord de Marseille, c’est rendre compte de ces identités multiples. En lieu et place d’un ensemble continu et uniforme, cet ensemble disparate est né d’un saupoudrage de tours sans commune mesure en termes de densité avec ce qu’est la banlieue en région parisienne ou lyonnaise, rappelle Michel Peraldi. Pour lui, les habitants de ces quartiers assument aujourd’hui le stigmate que porte en elle cette appellation. Et même si un seul et même nom ne saurait désigner cet ensemble disparate, le travail culturel a permis d’assimiler ce terme. Comme le groupe de rock « Quartiers Nord » qui fête cette année ses 40 ans a su incarner un aspect de la vitalité et de la créativité face aux clichés de la pauvreté et de l’illégalité.
A suivre…
La série au cœur de la construction de l’idée de « quartiers Nord » se poursuit tout au long de l’été avec des balades urbaines sonores et l’analyse des enjeux contemporains et à venir de l’urbanisation de ces espaces complexes et mythiques.
Bibliographie
Michel Peraldi, Claire Duport, Michel Samson, Sociologie de Marseille, éditions La Découverte
Gwenaëlle Audren, Virginie Baby-Collin, Ségrégation socio-spatiale et ethnicisation des territoires scolaires à Marseille, Comité national belge de Géographie / Société Royale Belge de Géographie
Michel Peraldi et André Jollivet, Marseille, collection “Portrait de ville”