La Libye, terrain de jeu pour les influences intérieures et extérieures

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La chute de Mouam­mar Kad­hafi en 2011, suite à l’intervention étrangère de la France, de la Grande-Bre­tagne, des États-Unis, du Cana­da, de la Bel­gique et de la Norvège, a plongé le pays dans une insta­bil­ité sécu­ri­taire et économique sans précé­dent. Le vide poli­tique et insti­tu­tion­nel lais­sé par l’ancien chef trib­al se ressent aujourd’hui dans la frac­ture de la société entre une minorité sou­vent armée prof­i­tant des richess­es, face à une majorité de Libyens silen­cieux.

Quand on par­le de la Libye, le volet poli­tique appa­raît sou­vent en tête de liste. Il est en effet com­plexe. En févri­er 2011, un mou­ve­ment de con­tes­ta­tion pop­u­laire éclate dans plusieurs villes du pays, revendi­quant plus de lib­ertés, de droits et de démoc­ra­tie dans un sys­tème très con­trôlé où les voix des intel­lectuels sont étouf­fées et la cor­rup­tion mon­naie courante. Le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire s’est rapi­de­ment retrou­vé aux mains d’insurgés armés, soutenus par les pays occi­den­taux qui sont inter­venus pour provo­quer la chute de Kad­hafi, tué et lynché lors des attaques. Au final, seules quelques villes ont été touchées par les affron­te­ments de 2011 entre les insurgés et les fidèles au « guide ». Il sem­blait donc plau­si­ble d’organiser à Tripoli, la cap­i­tale large­ment épargnée par les com­bats, une réor­gan­i­sa­tion poli­tique du pays. Pas si sim­ple dans un pays où les insti­tu­tions et la hiérar­chie des pou­voirs sont inex­is­tantes. En 2012, puis en 2014, les ten­ta­tives élec­torales encour­agées par le Con­seil de sécu­rité de l’ONU ont davan­tage exac­er­bé les divi­sions déjà bien présentes au lieu de con­duire à un con­sen­sus entre les dif­férentes par­ties. Les forces en présence sont en effet mul­ti­ples et incar­nées par dif­férentes tribus, grandes familles mais aus­si par des groupes armés qui s’octroient le con­trôle de cer­tains ter­ri­toires, et par des groupes islamistes qui revendiquent leurs droits dans l’élaboration de la nou­velle scène poli­tique.

Le doute plane sur les élec­tions 2018

Aujourd’hui, le pays est sou­vent décrit comme partagé en deux, entre l’Est et l’Ouest. A l’Est vivent dif­férentes grandes tribus et ce qui reste du corps mil­i­taire appelé Armée nationale libyenne ‑qui sont en réal­ité des groupes armés — dirigé par le maréchal Haf­tar qui tente de con­trôler des régions en menant une guerre avec des mil­liers d’hommes. Ce dernier est le grand favori de la France qui pousse le pays à l’organisation d’une élec­tion prési­den­tielle en 2018. Tou­jours à l’Est, la ville de Bay­da abrite le par­lement de Tobrouk, recon­nu par la com­mu­nauté inter­na­tionale. A l’Ouest, où sont con­cen­trés les deux tiers de la pop­u­la­tion libyenne, siège depuis 2016, le Gou­verne­ment d’entente nationale à Tripoli, for­mé sous l’égide de l’ONU afin de résoudre cette deux­ième guerre civile que subit le pays depuis 2014. Il est dirigé par Fayez-el-Sar­raj (Pre­mier min­istre) et per­met de men­er des dis­cus­sions entre les dif­férentes par­ties mais est très cri­tiqué par son con­cur­rent à l’Est et par les influ­ences extérieures.

Les 4 mil­ices qui assurent la sécu­rité de l’Ouest et cer­tains groupes islamistes ont récem­ment refusé de par­ticiper aux pour­par­lers pro­posés en mai 2018 à Paris. Le mobile est pure­ment poli­tique, selon le con­sul­tant Seif Eddine Tra­bel­si : « Ces par­ties n’ont pas été con­sultées en amont et ne se sen­tent pas pris­es en compte dans les pour­par­lers organ­isés à Paris. Il y a ici un vrai prob­lème de méthodolo­gie de la part de la France. » Les points d’interrogation sont en effet nom­breux. La ques­tion de l’architecture de l’État entre un régime prési­den­tiel, par­lemen­taire ou fédéral­iste est loin d’être claire sur le ter­rain et génère beau­coup de craintes dans les régions isolées. La ques­tion de la con­sti­tu­tion est aus­si impor­tante : quel texte pour­ra unir les Libyens ? Enfin, la ques­tion de la tenue d’élections lég­isla­tives et prési­den­tielles, pro­posées par les 5 pays mem­bres per­ma­nents de l’ONU et les pays voisins de la Libye, et qui ont été fixées au 10 décem­bre 2018, reste en sus­pend. Mal­gré l’enthousiasme des dif­férentes par­ties réu­nies pour la pre­mière fois à Paris et reçues à l’Elysée le 29 mai 2018, ces élec­tions sem­blent bien com­pro­mis­es dans plusieurs régions, dont l’Est où les habi­tants n’auront peut-être pas accès aux urnes.

« Je suis très scep­tique car il n’y a pas d’engagement de qui que se soit à respecter les résul­tats. Il y a un déficit de can­di­dats, les gens ont peur. Il y a beau­coup d’abstention et il y a trop d’opportunité pour ceux qui ont de mau­vais­es inten­tions » con­fie Jalel Har­chaoui, chercheur à Paris 8. « Les Occi­den­taux ne devraient pas autant encour­ager ces élec­tions. Je ne vois pas en quoi cela va résoudre les prob­lèmes. Quand une guerre civile a‑t-elle été réglée par des élec­tions ? Et si demain il y a 4 can­di­dats à cha­cun 15 % on fait quoi ? Et ce sera sûre­ment le cas », souligne le chercheur.

Au-delà de la ques­tion des résul­tats réside la ques­tion de la fais­abil­ité des élec­tions : « C’est un pays où il n’y a pas les con­di­tions néces­saires pour tenir des élec­tions. Il n’y a pas de sécu­rité. Com­ment tenir des élec­tions dans un pays où les can­di­dats ne pour­ront pas tenir de meet­ing ? La Haute com­mis­sion élec­torale a récem­ment été attaquée lors d’un atten­tat à Tripoli, la cap­i­tale », analyse Seif Eddine Tra­bel­si. « Il faut que les acteurs libyens se com­por­tent en com­péti­teurs poli­tiques et pas en ter­ror­istes » pour­suit-il, craig­nant d’assister à un scé­nario irakien, pays où la pop­u­la­tion est appelée aux urnes une fois par an mais qui reste celui où sont per­pétrés le plus d’attentats.

Les pays frontal­iers de la Libye organ­isent eux aus­si des ini­tia­tives de négo­ci­a­tions. Alger a ain­si organ­isé une série de réu­nions de négo­ci­a­tions. Cer­taines publiques, comme celles des pays voisins, d’autres secrètes pour obtenir un gou­verne­ment d’union, selon les déc­la­ra­tions du min­istre des Affaires africaines, Abdelka­d­er Mes­sa­hel. L’enjeu pour les pays de la région, c’est prin­ci­pale­ment la sta­bil­i­sa­tion du pays, pour lut­ter con­tre la présence de groupes ter­ror­istes. Pour­tant, si l’objectif est sim­i­laire, les méth­odes diver­gent et les puis­sances s’opposent. L’Algérie et l’Egypte, les deux puis­sants voisins de Tripoli, ont une vision dras­tique­ment opposée sur la solu­tion poli­tique. Pour Alger, il faut inviter les par­tis islamistes à la table. Ce que refuse Le Caire qui les assim­i­le aux groupes ter­ror­istes. Il y a donc des luttes d’influence entre les parte­naires des négo­ci­a­tions.

Les prin­ci­paux enjeux tombés dans l’oubli

D’après les chercheurs, les par­ties extérieures qui veu­lent s’inscrire dans la réso­lu­tion de la crise libyenne omet­tent de pren­dre en compte des points pour­tant déter­mi­nant pour l’avenir du pays, comme le quo­ti­di­en des Libyens qui devient de plus en plus dif­fi­cile. L’armée et l’appareil sécu­ri­taire qui garan­tis­sent la sécu­rité des per­son­nes sont inex­is­tants aujourd’hui dans un pays de 6,5 mil­lions d’habitants où env­i­ron 20 mil­lions d’armes à feu cir­cu­lent libre­ment (d’après les ana­lystes). Du point de vue poli­tique, l’absence de con­sen­sus et de dis­cus­sions entre les dif­férentes per­son­nal­ités les plus en vue au sein de la pop­u­la­tion libyenne pour la mise en place d’un vrai accord, manque cru­elle­ment lors des ren­con­tres pro­posées à Paris où seules les per­son­nal­ités choisies par les Occi­den­taux siè­gent. Lors de la ren­con­tre du 29 mai 2018 étaient présents, pour l’Est libyen : le maréchal Khal­i­fa Haf­tar et le prési­dent du par­lement Aguila Salahde ; pour l’Ouest, au sein du Gou­verne­ment d’u­nion nationale con­sti­tué par l’ONU : le pre­mier min­istre Fayez al-Sar­raj et le prési­dent du Haut con­seil d’E­tat Khaled Al-Mishri. « Haf­tar qui promeut un dis­cours anti-islamiste plaît aux Occi­den­taux, mais ce qui se passe est bien dif­férent. Les frac­tures au sein de la société libyenne sont bien plus pro­fondes qu’un sim­ple débat entre islamistes ou anti-islamistes. Il y a des cli­vages poli­tiques entre l’Est où la guerre mobilise des mil­liers d’hommes, le Sud où sont menées des guer­res entre tribus arabes et africaines, et l’Ouest où la sta­bil­ité, notam­ment à Tripoli reste pré­caire », rap­pelle Seif Eddine Tra­bel­si.

Le maréchal Haf­tar incar­ne la hiérar­chie absente sous Kad­hafi, mais dans les faits il incar­ne aus­si la dic­tature. La sit­u­a­tion à l’Est où il tente de s’imposer est en effet très opaque et la lib­erté d’expression restreinte, explique Jalel Har­chaoui : « Pour la pop­u­la­tion qui a subi 42 ans de dic­tature sous Kad­hafi et 7 ans d’instabilité, ce qu’incarne le maréchal Haf­tar est loin de leurs attentes. Les mil­i­taires ne font pas par­tie des élites locales à l’Est, où le sen­ti­ment instinc­tif des tribus est de vouloir leur départ. » A l’Ouest, Fayez-el-Sar­raj qui a été nom­mé à la tête du Gou­verne­ment d’u­nion nationale, fait par­tie des inter­locu­teurs de l’ONU et de l’Europe mais n’a pas les mêmes ambi­tions que son con­cur­rent à l’Est. Pour toutes ces raisons omis­es dans les récents pour­par­lers, les per­son­nal­ités en vue par les Occi­den­taux sont loin des attentes des Libyens. Le chercheur pour­suit : « Les gens qui insis­tent sur les élec­tions veu­lent créer un capu­chon super­fi­ciel pour dire : j’ai une mem­brane fine qui cou­vre l’ensemble du ter­ri­toire. Nom­mer un Prési­dent comme la France veut le faire en Libye revient claire­ment à dire : j’appelle une fig­ure, un Prési­dent et si la vio­lence con­tin­ue, je pour­rai appel­er cela de la vio­lence intérieure et me décharg­er de toute respon­s­abil­ité », con­clut-il.

Texte : Hélène Bourgon

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