Hala Moughanie : “Au Liban, la violence de notre histoire se retrouve dans les relations amoureuses”

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Hala Moughanie est enseignante, jour­nal­iste, elle s’in­téresse au tra­vail de mémoire et est auteure de deux pièces de théâtre : « La mer est ma nation » et « Tais-toi et creuse » pour laque­lle elle a reçu le prix théâtre RFI.

15–38 : Vous avez écrit les pièces « La mer est ma nation » et « Tais-toi et creuse », avez-vous abor­dé l’amour et si oui, com­ment ?

Hala Moughanie : « C’est une énorme ques­tion ! Ce que j’aborde dans « la Mer est ma nation » et dans « Tais-toi et creuse », ce qui m’intéresse, ce sont les rela­tions entre les êtres et la ques­tion de pou­voir. La rela­tion comme un lieu de con­flit, un lieu de frot­te­ment, qu’elle soit mater­nelle, frater­nelle ou sociale. Je suis con­va­in­cue que la famille est un micro­cosme de la société dans laque­lle on vit. Je crois qu’on est dans une société extrême­ment vio­lente et qui a des mécan­ismes de survie qui font qu’elle va beau­coup utilis­er l’humour. Elle va aus­si se servir de la séduc­tion du côté des femmes, tout en restant dans une rela­tion de pou­voir. Nous sommes dans le désir de tout con­trôler, il n’y a pas vrai­ment d’espace pour le laiss­er-aller.

L’amour est quelque chose d’extrêmement vio­lent, à par­tir du moment où votre quo­ti­di­en, votre his­toire, en por­tent les traces. C’est-à-dire que les indi­vidus — même si je défends la sin­gu­lar­ité — s’inscrivent dans des mod­èles cul­turels, poli­tiques ou encore his­toriques. Je pense que les indi­vidus repor­tent beau­coup la vio­lence qu’ils vivent au sein même de leurs rela­tions. Comme c’est le cas au Liban, où il y a beau­coup de vio­lence dans les rela­tions amoureuses et beau­coup de super­fi­cial­ité. »

15–38 : Et vous, quand vous étiez jeune, qu’avez-vous vécu ? Com­parez-vous vos his­toires à ce que vous décrivez ici ?

Hala Moughanie : « Oui, j’ai tou­jours trou­vé que les rela­tions étaient vio­lentes. Non pas que j’aie reçu des coups, heureuse­ment, ce qui n’est pas le cas de nom­breuses femmes ici. Mais j’ai trou­vé de la vio­lence au niveau de la pres­sion sociale, une pres­sion de l’autre. Il y en a même lorsque l’autre est ouvert et « occi­den­tal­isé ». Il y a cette exi­gence d’être mod­erne, d’être ouvert et de ressem­bler à l’illusion, ou l’image qu’on a de l’autre qui incar­ne le mod­erne ou l’occidental, sachant que dans le fond les choses ne suiv­ent pas. Nous sommes dans une société qui se dit mod­erne mais notre lég­is­la­tion ne l’est pas, ain­si que le respect des droits des femmes les plus basiques. Donc oui, il y a une vio­lence dans cette dichotomie là, cette volon­té d’être ouvert puis le fait de faire sem­blant de l’être. »

15–38 : Quand vous dites que c’est lié à la famille et à la société, com­ment les his­toires d’amour sont-elles con­di­tion­nées dans les dif­férentes sociétés en Méditer­ranée ? Qu’est-ce qui empêche la légèreté ?

Hala Moughanie : « Les choses changent, évolu­ent entre il y a 20 ans et aujourd’hui. Je ne con­nais pas la per­cep­tion des autres sur les his­toires d’amour au Liban. En vivant ici et en étant Libanaise, j’ai du mal à les caté­goris­er, à les clas­si­fi­er parce que je pense qu’elles remet­tent en cause pas mal de clichés. Par exem­ple, si vous vous promenez à Tripoli, à Tyr ou à Bey­routh, vous pou­vez voir une femme voilée avec son mec qui se tien­nent la main et qui se béco­tent. Alors que j’imagine qu’ailleurs on se dit que cela n’est pas per­mis de faire ça au Liban. Nous sommes dans une société où le poids des reli­gions et des familles est très fort. Nous sommes une société divisée en petites sociétés, par quarti­er, par ville et par classe sociale où les gens se con­nais­sent tous. Il y a mal­gré tout des espaces de lib­ertés, par exem­ple au sein de cer­taines com­mu­nautés, celle des LGBT par exem­ple, s’est créée des lib­ertés. Il y a aus­si de vraies lib­ertés car des adultes hétéros acceptent d’être mar­iés, de divorcer et de se remari­er. Mais il y a une masse de gens pour laque­lle il est plus dif­fi­cile d’avoir un accès direct. Ils sont plus ancrés dans des rela­tions plus tra­di­tion­nelles où l’injonction au mariage peut être très impor­tante. Elle peut l’être aus­si dans des class­es assez élevées. C’est là que je repense à ma grand-mère qui n’a con­nu que mon grand-père.

Mais ailleurs dans la majorité des cas, on est libre. Il reste des cas qu’on a du mal à quan­ti­fi­er, qui sont isolés, qui sont des cas d’une vio­lence extrême, où les gens sont dans des rela­tions coincées pour des raisons finan­cières, religieuses quelques fois, ou peut-être admin­is­tra­tives, humaines peut-être aus­si, et où les deux parte­naires se mal­trait­ent. Je suis face à un paysage explosé, très diver­si­fié, qui ressem­ble beau­coup à d’autres pays et qui n’est pas spé­ci­fique au Liban. Finale­ment on vit, ici comme ailleurs je crois. J’imagine que même en France, il y a des endroits où dans cer­taines com­mu­nautés le poids des tra­di­tions et des reli­gions est impor­tant. Le fait de vivre dans une petite ville rurale en province peut être source de pres­sion énorme sur ces gens là. Donc je ne pense pas qu’il y ait une spé­ci­ficité de l’amour au Liban. Par con­tre, il y a une spé­ci­ficité de l’État libanais à ne pas pren­dre en charge les sit­u­a­tions mat­ri­mo­ni­ales, con­ju­gales, dif­fi­ciles à vivre. Je pense aux droits des femmes et aux droits de l’enfant. »

15–38 : La guerre civile a‑t-elle eu un impact sur les rela­tions amoureuses des anci­ennes généra­tions et des nou­velles ?

Hala Moughanie : « Je pense qu’on est dans une société vio­lente. La vio­lence que nous avons tra­ver­sée se retrou­ve dans les rela­tions amoureuses. Quand je par­le de séduc­tion, c’est une forme de vio­lence. On n’est pas dans quelque chose de sain. Il ne s’agit pas de désir, mais d’avoir l’autre, de l’acquérir, de le pos­séder sur le plan émo­tion­nel et sur la plan pure­ment rela­tion­nel. Con­cer­nant la généra­tion de mes par­ents, il me sem­ble qu’ils sont plus calmes et sains que notre généra­tion. Ils sont plus équili­brés dans les rela­tions, peut-être parce qu’ils ont tra­ver­sé la vio­lence de manière con­stante. Tan­dis que ma généra­tion reçoit la vio­lence de manière aléa­toire en réal­ité, soit par le dis­cours des généra­tions précé­dentes, soit par son degré d’in­térêt à l’his­toire.

15–38 : Con­cer­nant la séduc­tion, on peut trou­ver des sous-vête­ments très affriolants au Liban et en Syrie aus­si. J’ai ren­con­tré durant des reportages dans les camps de for­tune au Liban où vivent des familles syri­ennes, une femme qui a sor­ti de sa pen­derie une tenue très sexy, en me dis­ant « ça c’est pour mon mari ! » Donc la séduc­tion dans le cou­ple est très impor­tante.

Hala Moughanie : « Il y a prob­a­ble­ment un aspect de séduc­tion dans le cou­ple et celui de ne pas per­dre sa féminité, même en temps de guerre. Cela me rap­pelle un texte que j’ai écrit il y a 12 ans. Je racon­tais que durant la guerre de 2006, je me fai­sais un hon­neur et une oblig­a­tion de m’habiller tous les matins de manière fémi­nine, tout comme toutes les semaines de me faire les ongles. Parce que ce qui est face à vous est telle­ment immense que vous êtes emportée de l’intérieur. Ces petites touch­es de féminité con­crètes per­me­t­tent de s’agripper à une réal­ité du corps. Je ne suis pas réfugiée, mais dans sa tente, cette dame n’a plus rien. Ces vête­ments lui rap­pel­lent qu’elle existe, que son corps existe et qu’il existe pour son mari. »

Batroun, Liban

15–38 : Quel est ce désor­dre amoureux dont vous par­lé dans un de vos textes en 2006 ?

Hala Moughanie : « Ce n’est que mon avis, mais au final quand vous met­tez beau­coup de pres­sion sur les indi­vidus ils finis­sent par jouer avec les lignes rouges qu’on leur impose. Dans les années 1990, quand on sor­tait à Bey­routh, il y avait cette volon­té de dépass­er ces lignes là dans ses his­toires amoureuses et de vivre des his­toires extrême­ment libres. Dans ce texte, un des per­son­nages dit : « mais tu es de quelle reli­gion ? ». Dans les années 1990–2000, ma généra­tion, les gens mod­ernes pro­gres­sistes, qui se présen­taient comme tel, avaient cette idée : « on nous a appris qu’il fal­lait rester entre nous en tant que com­mu­nauté, nous, nous pen­sons autre chose. On veut sor­tir de ce sché­ma ». Nom­bre d’entre eux se sont finale­ment mar­iés à l’intérieur de leur pro­pre com­mu­nauté, mais il y en a aus­si qui se sont mar­iés en dehors de leur com­mu­nauté ; des sun­nites avec des chi­ites, des maronites, des ortho­dox­es avec des chi­ites. Ce mélange n’est pas tout neuf, on peut remon­ter même avant la guerre civile et aujourd’hui cela s’est un peu dévelop­pé sur un plan com­mu­nau­taire.

Mais sur un plan plus immé­di­at plus rela­tion­nel, il y avait aus­si ce besoin de faire en sorte que les rela­tions que nous viv­ions à ce moment là ne ressem­blent pas aux rela­tions qu’on avait exigé de nous, qu’elles ressem­blent à autre chose. L’autre chose, c’est un peu le mod­èle occi­den­tal. Con­cer­nant mon cer­cle d’amis qui avaient eu l’occasion de voy­ager en France, à New-York, à Lon­dres, c’était un peu la classe moyenne éduquée, il y avait ce mimétisme là. Je peux ressen­tir en prenant de la dis­tance, quelque chose de vio­lent dans ce cas pré­cis car on essaie de s’affranchir de quelques règles en s’imposant d’autres règles qui n’émanent pas de nous mais qui vien­nent d’une image que nous avons, d’expériences que nous avons eues. Nous étions nom­breux à avoir vécu des his­to­ries amoureuses à l’extérieur du Liban. Cela a pro­duit beau­coup de dis­so­nances ensuite à l’intérieur de nos ren­con­tres au Liban. »

15–38 : Cer­tains se sont-ils mar­iés à l’é­tranger ? Est-ce que le mariage civ­il seul est-il recon­nu au Liban ?

Hala Moughanie : «  Il n’y a pas de sché­ma, pas de chiffres qui recensent le nom­bre de Libanais qui se sont mar­iés à l’étranger. Il y a quelques années, il y avait beau­coup de lob­by­ing, pour que les Libanais mar­iés à l’étranger sous le régime civ­il puis­sent s’inscrire au Liban sous le régime civ­il parce que habituelle­ment le mariage civ­il est traduit de manière religieuse, par les instances religieuses et donc remis directe­ment sous le statut per­son­nel religieux, il y en a qui ont réus­si mais je n’ai pas de chiffres. »

15–38 : Aujourd’hui, nous sommes un peu per­dus dans nos sociétés, face aux vio­lences dans le monde, dans nos villes, dans nos mers. Ces vio­lences atteignent-elles les rela­tions ? Le sens de l’amour est-il tou­jours le même ? Nos jeunes généra­tions ne sont-elles pas touchées par tout ce qu’elles voient et reçoivent notam­ment des médias ?

Hala Moughanie : « Je n’ai pas trop de réponse. Dans notre rela­tion à l’autre, l’autre est un autre sociale­ment, poli­tique­ment, cul­turelle­ment, c’est extrême­ment large. Alors que lorsqu’on par­le d’amour, c’est indi­vidu­el. Pour moi, il y a cette dis­so­ci­a­tion qui se fait, com­ment abor­der l’autre. Cela se retrou­ve dans mes textes comme « La mer est ma nation » où j’interroge le com­ment abor­der l’autre ? Mais ce n’est pas lié à l’amour. »

15–38 : Avez-vous abor­dé le thème de la sépa­ra­tion ?

Hala Moughanie : « Dans tous mes textes on est ensem­ble mais on n’est pas ensem­ble. Dans « La mer est ma nation » (retrou­ver un extrait ICI), il y a au début de la pièce un pas­sage, une dis­cus­sion entre un homme et une femme qui est assez ter­ri­ble, où mon objec­tif était de par­ler du manque d’espace qu’on pou­vait avoir en tant que femme dans une société patri­ar­cale. Lui est un homme qui ne cesse de par­ler, qui lui dit : « Je ne sup­porte pas quand tu pleures la nuit”. Elle lui répond : “non mais ne t’inquiète pas”. Mais il rajoute : “c’est dur pour moi, je me réveille je te vois pleur­er, c’est dép­ri­mant ». Il y a quelque chose de l’ordre de l’impossible dia­logue entre les deux. »

Interview : Hélène Bourgon

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