Migrants de l’agriculture, les oubliés de la précarité

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L’agriculture inten­sive porte en elle le besoin de main‑d’œuvre disponible selon la saison­nal­ité des pro­duits et s’adaptant à de rudes con­di­tions de tra­vail sans rechign­er. En Ital­ie, en France comme en Espagne, autour de la fraise, de la tomate ou des arbres fruitiers, à chaque cul­ture sa soci­olo­gie du tra­vail et les con­di­tions d’une pré­car­ité. Les tra­vailleurs migrants de l’agriculture, ces invis­i­bles d’un monde tout aus­si invis­i­ble, sont au cœur d’une organ­i­sa­tion du tra­vail, et la Méditer­ranée le cen­tre d’une économie cir­cu­laire. His­toires de ter­res, de femmes et d’hommes, de l’Andalousie en pas­sant par la plaine du Crau et le Rif maro­cain, à tra­vers un sys­tème sécu­laire sans cesse renou­velé.

Espagne, les femmes comme vari­able d’ajustement
Au loin, de vastes éten­dues de mon­tic­ules verts sur­plom­bés de bâch­es et quelques tâch­es rouges. Les entrailles de la terre sont dess­inées autour du fruit roi, la fraise. Une cul­ture qui n’attend pas, et dont la durée de vie très courte, néces­site d’employer une main‑d’œuvre mobil­is­able rapi­de­ment. Pour cela, les agricul­teurs se tour­nent en 2008 vers les vil­lages maro­cains, de l’autre côté de la Méditer­ranée. Après l’entrée de la Pologne et de la Roumanie dans l’Union européenne, il a fal­lu trou­ver une autre main‑d’œuvre disponible et bon marché.

« Pour exporter les frais­es, l’Espagne importe des femmes », comme l’explique dans un de ses arti­cles la soci­o­logue Emmanuelle Hel­lio qui a passé de longs mois à analyser le sys­tème et à recueil­lir des témoignages. Ces femmes por­tent en elles le gage d’un retour à la mai­son, une fois la sai­son ter­minée. On les choisit selon des critères sim­ples : veuves ou mar­iées, enfants de moins de 13 ans : « des critères d’attaches pour amélior­er le taux de retour », selon les mots d’un ges­tion­naire de ce pro­gramme de migra­tion tem­po­raire financé par les insti­tu­tions européennes. La pierre angu­laire du sys­tème agri­cole inten­sif avide de main‑d’œuvre, c’est en effet de voir les ouvri­ers ren­tr­er chez eux à la fin de la sai­son. A Huel­va, le con­trôle du rap­port social de sexe per­met de négoci­er une sai­son courte, qua­tre mois env­i­ron, sans révolte.

Pour cela, les con­trats sont bien encadrés : une femme n’obtient l’autorisation de séjour que pour une province, une durée don­née et un employeur. Cela pour faciliter une dou­ble disponi­bil­ité. D’abord jour­nal­ière, car les femmes sont logées dans les fer­mes, sans garantie d’avoir une activ­ité. Selon l’ac­cord encad­rant ce mode de recrute­ment, un min­i­mum de 18 jours de tra­vail par mois doit leur être accordé, mais dans les faits, cela reste peu respec­té. Une disponi­bil­ité égale­ment saison­nière. Elles sont recrutées directe­ment au Maroc en fonc­tion des besoins, elles ne savent jamais à l’avance la date de début du con­trat.

Ces migrantes, comme tous les tra­vailleurs agri­coles migrants du Sud de l’Europe, se retrou­vent enfer­mées dans une « assig­na­tion à cir­culer », selon les ter­mes d’Emmanuelle Hel­lio : « ils doivent ren­tr­er chez eux à chaque fin de sai­son et ne peu­vent revenir que si le patron les réin­vite, la dépen­dance à l’employeur est totale ».

La révolte de la Crau
En France, le sys­tème a fonc­tion­né ain­si pen­dant plus de trente ans. Des décen­nies pen­dant lesquelles les ouvri­ers agri­coles tunisiens ou maro­cains ren­traient chez eux, au terme d’une sai­son à ramass­er les fruits et les légumes dans les ser­res provençales et les verg­ers de la plaine du Crau (Bouch­es-du-Rhône), six à huit mois par an. Mais au milieu des années 2000, la révolte s’organise. Le Col­lec­tif de défense des tra­vailleurs étrangers dans l’agriculture provençale (Code­tras) devient le porte-voix des tra­vailleurs de l’ombre de nos champs. Ils vivent et tra­vail­lent en France une par­tie de l’année et mal­gré le verse­ment des coti­sa­tions sociales, ils ne béné­fi­cient pas des mêmes droits (retraite, for­ma­tion, chô­mage). Le Code­tras accom­pa­gne les saison­niers pour dépos­er plus de 600 recours au tri­bunal admin­is­tratif de Mar­seille et faire recon­naître le car­ac­tère per­ma­nent de leur emploi saison­nier. La Haute autorité de lutte con­tre les dis­crim­i­na­tions, la Halde, est saisie en mars 2007.

L’agriculture dans cette région a tou­jours eu recours à une main‑d’œuvre saison­nière abon­dante. Dans les années 1970, les Por­tu­gais et les Espag­nols lais­sent la place aux Tunisiens et aux Maro­cains. Par­al­lèle­ment, les cycles de pro­duc­tion s’intensifient, et la cul­ture perd peu à peu son aspect saison­nier, les fruits et les légumes se suc­cè­dent au fil des mois. Les con­trats prévus pour six mois s’allongent par­fois à huit, quelques ouvri­ers per­ma­nents et des locaux font la jonc­tion. Pour recruter cette main‑d’œuvre, des offices sont instal­lés directe­ment dans les pays d’origine. Le con­tractuel s’engage à con­serv­er sa rési­dence prin­ci­pale dans son pays d’origine : « Nous voulons le tra­vail sans le tra­vailleur », résume Alain Morice, anthro­po­logue et spé­cial­iste de la ques­tion de la migra­tion et du tra­vail en France.

Con­traire­ment aux frais­es de Huel­va en Espagne, dans l’Hexagone, le tra­vail ne manque pas et la con­cur­rence est rude. Alain Morice a effec­tué des déplace­ments dans les régions d’origine des tra­vailleurs, notam­ment dans le Rif maro­cain. Il a été témoin des rival­ités pour voir son con­trat renou­velé : « Le sys­tème égratigne les rela­tions sociales et la sol­i­dar­ité. On assiste à des bagar­res pour les con­trats à l’intérieur même des familles », racon­te-t-il. Cer­tains vont même jusqu’à tra­vailler gra­tu­ite­ment la pre­mière année pour rémunér­er un inter­mé­di­aire et le patron afin d’obtenir un con­trat. Les places sont chères. L’ouvrier agri­cole est à la mer­ci de son employeur s’il veut retrou­ver son con­trat chaque année, ce qui per­met à ce dernier de fix­er les con­di­tions de tra­vail et de rémunéra­tion sans réelle con­tes­ta­tion.

Sou­vent exploités, méprisés voire dis­crim­inés, ils vivent une pré­car­ité cer­taine, au sens où la définit Alain Morice : « l’incertitude du lende­main ». De peur de voir le con­trat se ter­min­er, la majorité préfère se taire face aux abus sur les temps de tra­vail, sur la rémunéra­tion effec­tive, les con­di­tions de vie dans l’exploitation, les heures sup­plé­men­taires et les primes d’ancienneté non payées, etc. Les blessures sont courantes : « coupures, chutes d’échelles, usure physique, le tout ren­du encore plus dur par les cadences imposées ». En cas d’accident du tra­vail se joue une dis­sim­u­la­tion sous forme de « con­sen­te­ment for­cé », explique Alain Morice. Impos­si­ble de per­dre son tra­vail vis-à-vis de sa famille, alors d’un com­mun accord avec l’employeur, on ne déclare pas.

En 2005, Aït Baloua donne un vis­age à ces ouvri­ers agri­coles. Pen­dant 20 ans, il a con­signé dans un cahi­er le décompte de ses heures tra­vail­lées. Il appa­raît qu’il a tra­vail­lé l’équivalent de trois années à temps plein, non payées, tout en étant main­tenu au rang de manœu­vre alors qu’il était ouvri­er qual­i­fié. L’année suiv­ante, le tri­bunal admin­is­tratif de Mar­seille recon­naît qu’il est en sit­u­a­tion régulière depuis dix ans. L’information cir­cule dans les rangs des ouvri­ers de la plaine du Crau et de la Durance. Après vingt mois de délibéra­tions, la Halde rend un avis le 15 décem­bre 2008 dans lequel elle indique que les dis­crim­i­na­tions sont mul­ti­ples en ter­mes de droits au séjour, au respect de la vie privée et famil­iale, au tra­vail, à la pro­tec­tion sociale et à la san­té. Cette résis­tance mar­que les esprits des employeurs, et le sys­tème se renou­velle. Des com­pag­nies d’intérim pren­nent la relève et per­me­t­tent de con­tourn­er la loi en met­tant à dis­po­si­tion leurs pro­pres ouvri­ers. Dans la plaine de Crau, entre autres, la main‑d’œuvre est main­tenant par­fois équa­to­ri­enne, ne par­le pas français et est sou­vent sous-payée. Glob­ale­ment, Alain Morice note une uni­fi­ca­tion des méth­odes de mise au tra­vail avec la fig­ure d’un mas­ter, un chef d’équipe qui joue le rôle d’intermédiaire entre la société et le pro­duc­teur. En anglais on l’appelle le « gang­mas­ter », en Ital­ie, le « capo­ral ».

Le règne du « capo­rala­to »
Sous le soleil cuisant des Pouilles, au Sud du pays, le capo­ral règne sur les champs ital­iens. Cette fig­ure tutélaire peut déduire une somme jour­nal­ière du salaire des tra­vailleurs et agir de manière despo­tique avec les tra­vailleurs. Cer­tains s’endettent auprès d’eux. Dans un reportage paru en 2006, le jour­nal­iste Fab­rizio Gat­ti se fait pass­er pour un ouvri­er roumain. Il dépeint une expéri­ence de vie et de tra­vail mar­quée par la vio­lence des « capo­rali ». « Tous sont étrangers, écrit-il. Tous exploités et payés au noir. Des Roumains avec ou sans carte de séjour, des Bul­gares, des Polon­ais, mais aus­si des Africains orig­i­naires du Nige­ria, du Niger, du Mali, du Burk­i­na Faso, d’Ouganda, du Séné­gal, du Soudan et d’Érythrée… Ils logent leurs saison­niers dans des taud­is sans eau, sans élec­tric­ité ni hygiène. Ils les font tra­vailler de 6 heures du matin à 10 heures du soir. Et ils les paient – quand ils les paient – 15 à 20 euros par jour. Ceux qui protes­tent sont réduits au silence à coups de barre de fer. »

Les mots frap­pent, mais le phénomène est loin d’être récent. Le capo­rala­to prend sa source au XIXème siè­cle, nous explique la chercheuse Lucil­la Salvia, au moment où l’agriculture ital­i­enne vit sa tran­si­tion cap­i­tal­iste. La restruc­tura­tion néolibérale, le déman­tèle­ment des sources de pro­tec­tion du tra­vail et les lois migra­toires lui ont don­né une nou­velle vigueur. Lucil­la Salvia insiste sur ces notions struc­turelles : « Trop sou­vent on retient la fig­ure crim­inelle liée à la mafia, sans s’intéresser aux caus­es, et on occulte les respon­s­abil­ités poli­tiques », explique-t-elle. Depuis les années 1980 et le développe­ment de l’externalisation et de la sous-trai­tance, les coûts de pro­duc­tion dans l’agriculture ont bais­sé, au détri­ment des tra­vailleurs. « Pour résoudre les prob­lèmes de com­péti­tiv­ité, les four­nisseurs, soumis aux cadences des lead­ers de l’agroalimentaire, ont lais­sé la main au capo­rala­to pour organ­is­er des groupes de tra­vailleurs occa­sion­nels pou­vant faire face à la demande ». Ils sont égale­ment ren­dus indis­pens­ables de l’autre côté de la chaîne, pour les tra­vailleurs migrants qui, face à la déré­gle­men­ta­tion du tra­vail et aux poli­tiques migra­toires, les con­sid­èrent comme un élé­ment clé pour obtenir du tra­vail. Si le Par­lement ital­ien a ten­té de frein­er le mou­ve­ment, notam­ment grâce à une loi en 2015 visant à saisir les biens des employeurs sur le ter­rain, les choses évolu­ent lente­ment et le sys­tème porte en lui les ressources pour se renou­vel­er et tou­jours con­tenter ce besoin de main‑d’œuvre corvéable.

Texte : Coline Charbonnier
Photo de Une : ©Jean-François Hellio. Une saisonnière roumaine à Huelva en Espagne.

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