On ne peut pas quantifier la violence morale (infligée à une population entière)

La men­ace de vio­lence et la guerre psy­chologique étant per­ma­nente, les Pales­tiniens ont dévelop­pé des trou­bles men­taux à une échelle dis­pro­por­tion­née par rap­port à la moyenne mon­di­ale et...

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La men­ace de vio­lence et la guerre psy­chologique étant per­ma­nente, les Pales­tiniens ont dévelop­pé des trou­bles men­taux à une échelle dis­pro­por­tion­née par rap­port à la moyenne mon­di­ale et ce pour de mul­ti­ples raisons. Le nou­v­el arti­cle de Syl­vain dans le Souk.

Les photographies qui accompagnent cet article ont été réalisées par la photographe Joss Dray. Le fonds d’archives de Joss Dray est actuellement en cours de numérisation. Ce fonds, qui comporte plus de 5 000 photographies prises entre 1987 et 2004, en Palestine et dans les pays de l’exil, intègrera les collections du Musée Palestinien de Bir Zeit, inauguré en mai 2016.

L’im­age est dif­fi­cile­ment supportable(1). Muntaser bakr, enfant de Gaza, a survécu à la mort de ses cousins fauchés par des obus israéliens sur la plage de Gaza durant l’of­fen­sive d’août 2014. Il en garde des séquelles irré­para­bles sous forme de sou­venirs, mais pas seule­ment. Il peine à s’ex­primer, lui qui enchan­tait le quarti­er de sa belle voix, lui qui souhaitait autre­fois devenir pêcheur pour aider son père veut désor­mais pren­dre les armes pour défendre Gaza(2). Et soudain, il entre dans une crise d’épilep­sie post trau­ma­tique à mesure que lui revi­en­nent à l’e­sprit ces évène­ments douloureux. Perte de con­science, évanouisse­ment, con­vul­sions. Son oncle se rue dehors pour l’emmener à l’hôpi­tal le plus proche. Sur place, le médecin ne peut que con­stater la sit­u­a­tion et lui admin­istr­er quelques bar­bi­turiques avant qu’il ne se réveille. Si cette séquence est per­tur­bante, elle n’est que la par­tie émergée du gigan­tesque iceberg(3) de la ques­tion des trou­bles psy­chologiques pales­tiniens à l’aune de l’oc­cu­pa­tion et de vex­a­tions quo­ti­di­ennes.

Beau­coup d’élé­ments con­courent à ren­dre la prob­lé­ma­tique de la san­té men­tale si par­ti­c­ulière et com­plexe dans le con­texte pales­tinien. “La pre­mière spé­ci­ficité est cet aspect trans­généra­tionel et le fait de l’oc­cu­pa­tion. Ce con­flit de basse inten­sité avec des oscil­la­tions dans la courbe de vio­lence est une guerre d’usure quo­ti­di­enne qui per­turbe durable­ment le bon fonc­tion­nement de la société” explique la super­viseuse des activ­ités de san­té men­tale de Médecins Sans Fron­tières (MSF) basée à Naplouse(4). La men­ace de vio­lence et la guerre psy­chologique étant per­ma­nente, les pales­tiniens ont dévelop­pé des trou­bles men­taux à une échelle dis­pro­por­tion­née par rap­port à la moyenne mondiale(5) et ce pour de mul­ti­ples raisons. Agres­sions de colons et inter­ven­tions de l’ar­mée israéli­enne en toute impunité, humil­i­a­tions aux check­points, con­fis­ca­tion de ter­res, démo­li­tions des habi­ta­tions, raids de nuit par les sol­dats de l’ar­mée israéli­enne, mais aus­si désor­mais pales­tini­enne, ces exac­tions ont lieu au quo­ti­di­en depuis des décen­nies. De plus, selon le coor­di­na­teur de plaidoy­er de Médecin du Monde (MdM) en Palestine(6), les don­nées sta­tis­tiques sont biaisées car elles ne pren­nent pas en compte tous les cas de har­cèle­ment et d’hu­mil­i­a­tions quotidiennes(7). Ce car­ac­tère répéti­tif, con­stant et soudain accroît con­sid­érable­ment le trou­ble des pales­tiniens : “Si un trau­ma est générale­ment isolé dans le temps (il y a un avant et un après), ce n’est pas le cas en Pales­tine”.

Joss Dray — Qalan­dia 2001

Les Pales­tiniens vivent dès leur enfance avec le sen­ti­ment d’anor­mal­ité qui entrave le bon développe­ment psy­chique des indi­vidus. Ils ne parvi­en­nent pas à se pro­jeter face à la sit­u­a­tion, et intè­grent le fatal­isme et le sen­ti­ment d’a­ban­don de leur par­ents et grand par­ents. “La grande majorité des trou­bles men­taux sont liés à une forme de vio­lence. Ils entrainent des dépres­sions, de l’anx­iété, par­ti­c­ulière­ment chez les enfants incar­cérés ou séparés de leur familles pen­dant un inter­roga­toire (où ils subis­sent des pres­sions con­sid­érables pour dénon­cer leur proches et en vien­nent à sus­pecter par la suite les déla­teurs). Chez l’en­fant, on trou­ve aus­si des symp­tômes d’i­den­ti­fi­ca­tion à l’a­gresseur, comme lorsque les garçons jouent à la guerre dès la mater­nelle. Le fait que les écoles ne soient pas mixtes a un effet amplifi­ca­teur”(8). Mais le fatal­isme et l’agressivité sont par­fois con­tre­bal­ancés par une forme d’ac­tivisme. “Toute la société se mobilise par­fois dans un élan de protes­ta­tion comme nous avons pu le voir pen­dant la grève de la faim des pris­on­niers pales­tiniens en avril dernier”(9). Cepen­dant la mobil­i­sa­tion prend aus­si par­fois un car­ac­tère vio­lent et de con­fronta­tion, ce qui mène aux tragédies que nous con­nais­sons.

La psy­chi­a­tre Samah Jabr(10) apporte son analyse sur cette sit­u­a­tion: “Il est néces­saire de com­pren­dre que l’ex­péri­ence d’in­jus­tice général­isée en Pales­tine mène à un autre niveau de trau­ma psy­chique pour les Pales­tiniens au niveau col­lec­tif. Le trau­ma indi­vidu­el fait du mal au cerveau. Le trau­ma col­lec­tif fait du mal à la fab­rique col­lec­tive dans son ensem­ble car la guerre apporte délibéré­ment des per­tur­ba­tions et écrase le sys­tème de croy­ance et de pen­sée de la col­lec­tiv­ité. Il y a beau­coup de mécan­ismes orchestrés par l’occupant pour con­di­tion­ner les pales­tiniens au dés­espoir. “Acceptez l’im­puis­sance” (learn hope­lesness) pour­rait être le slo­gan de l’occupation(11)” .

Face à cette réal­ité, plusieurs acteurs ten­tent d’apporter une réponse human­i­taire tout en ayant con­science de la mod­estie de leur impact telle­ment la tâche sem­ble énorme(12). Pour don­ner un ordre de grandeur, dans la bande de Gaza, l’U­NICEF con­sid­ère que près d’un demi mil­lion d’en­fants néces­si­tent une assis­tance directe spécialisée(13). Les acteurs de l’hu­man­i­taire restent toute­fois opti­mistes. “En Pales­tine Le réseau et les infra­struc­tures exis­tent; c’est surtout le per­son­nel qual­i­fié qui manque pour traiter l’ensem­ble des malades” explique une coor­di­na­trice de MSF Naplouse. Il y a effec­tive­ment peu de psy­cho­logues en Pales­tine. Encore moins de psy­chi­a­tres. Samah Jabr en compte 20. L’essen­tiel des inter­venants sont des coun­sel­lors (édu­ca­teurs spé­cial­isés en psy­chothérapie et n’ont pas les mêmes apti­tudes qu’un psy­cho­logue ou un psychiatre)(14).

Joss Dray — Gaza pas­sage Net­zarim 2003

Cepen­dant des ONG ayant une grande expéri­ence de la san­té men­tale comme MSF appor­tent une aide spé­cial­isée : “Le pro­jet de MSF à Naplouse est unique­ment dédié à la san­té men­tale, ce qui est excep­tion­nel pour notre ONG. Nous accom­pa­gnons quelques 400 patients annuelle­ment dans des des ses­sions indi­vidu­elles, de groupe ou en famille” explique une coor­di­na­trice de MSF. Présents en Pales­tine depuis plus de vingt ans, MSF a des unités d’in­ter­ven­tions dans les régions de Naplouse et Qalqilyah où ils dis­posent de salles de con­sul­ta­tion sur les deux gou­ver­norats.

Les unités de soins psy­chologiques appliquent des recom­man­da­tions de l’OMS issues de manuels standardisés(15). “Des inter­venants sur le ter­rain iden­ti­fient “à chaud” les types de détresse psy­chologique et nous les réfèrent si besoin. Des fois, les patients font appel à leur pro­pres capac­ités de résilience et retrou­vent rapi­de­ment un équili­bre. Dans le cas con­traire, nous ten­tons d’in­staller une thérapie adap­tée dans la durée. Mais les psy­cho­logues se ren­dent aus­si chez l’habi­tant, cer­tains patients rechig­nant à quit­ter leur mai­son de peur par exem­ple de se faire vol­er leur mai­son par les colons israéliens. La ques­tion des réti­cences est par­fois aus­si un frein. La peur du qu’en-dira-t-on et du stig­mate social décourage cer­tains patients qui préfèrent être traités chez eux(16)”.

Médecins du Monde est une de ces ONG human­i­taire qui inter­vient directe­ment sur le ter­rain. “Pour des inci­dents cri­tiques, nous inter­venons dans les 72 heures, faisons un diag­nos­tic et met­tons en place des procé­dures de prise en charge psy­chologique”. Tout comme l’avance Samah Jabr, le coor­di­na­teur de plaidoy­er de l’ONG sou­tient que les trou­bles agglomérés for­ment un trou­ble glob­al, à tous les niveaux : per­son­nel, famil­ial, social, et que l’é­tat de stress général­isé empêche la société d’être pleine­ment fonc­tion­nelle. “Si la vio­lence colo­niale est la pre­mière cause de souf­france et de trou­bles, nous prenons aus­si en compte les autres prob­lèmes comme la vio­lence faite aux femmes bien que ces phénomènes soient liés entre eux: la déstruc­tura­tion de la famille est accrue par le cli­mat délétère. Nous sommes con­scients que tous ces prob­lèmes sont liés d’une manière où d’une autre à l’oc­cu­pa­tion”(17). Si de nom­breuses ONG inter­na­tionales se bor­nent à une stricte assis­tance médi­cale, d’autres n’hési­tent pas à émet­tre des protes­ta­tions dans le cadre d’ac­tion de plaidoy­ers. En ce sens, Médecins du Monde fait du plaidoy­er auprès de la France et l’Eu­rope. “Nous appelons à la mise en œuvre du droit inter­na­tion­al via des États tiers. Israël est le point de blocage en tant que puis­sance occu­pante et bien qu’elle soit claire­ment en vio­la­tion du droit inter­na­tion­al et human­i­taire, on ne peut la cibler directe­ment”(18).

Joss Dray

La démarche médi­cale de MdM comme celle d’autres acteurs est en par­tie basée sur la résilience des com­mu­nautés. “Nous for­mons des inter­venants locaux (com­mu­ni­ty aid watch), sorte de relais au sein des com­mu­nautés qui nous aident à iden­ti­fi­er les cas néces­si­tant le plus d’at­ten­tion. Nous organ­isons avec eux des groupes de parole pour per­me­t­tre aux souf­frants de se libér­er”. Le représen­tant de MdM nous expose égale­ment les ambiguïtés liées à la dis­so­ci­a­tion entre la Cisjor­danie et Gaza. “C’est un prob­lème en terme de plaidoy­er, cela donne l’im­pres­sion qu’on par­le de deux ter­ri­toires dif­férents alors qu’ils sont voués à faire par­tie d’un même État dans le futur”. Mais de recon­naitre que les con­di­tions et les spé­ci­ficités dif­fèrent dras­tique­ment entre les deux ter­ri­toires. “Il n’y a pas de colons ni de har­cèle­ment liés à leur présence comme en Cisjor­danie. Mais on trou­ve un blo­cus, des péri­odes de guer­res et des destruc­tions mas­sives et les con­di­tions d’ac­cès aux soins et de leur qual­ité à Gaza lais­sent à désir­er.

Le sen­ti­ment de suf­fo­ca­tion et de manque de per­spec­tives est aus­si accru à Gaza. Il y a des cas de dys­fonc­tion­nement sévères dans les tâch­es quo­ti­di­ennes, les respon­s­abil­ités famil­iales, mais pas for­cé­ment tou­jours des cas de trau­ma­tismes intens­es en sur­face. Pour la plu­part de per­son­nes, on est effec­tive­ment dans des cas de trou­bles psy­chologiques faibles ou mod­érés, pas des cas intens­es de stress post-trau­ma­tiques. Mais ces phénomènes étant général­isés, ils sapent le com­porte­ment de la société dans sa globalité(19).

Au-delà des organ­i­sa­tions non gou­verne­men­tale, on trou­ve une impli­ca­tion des pou­voirs publics à plusieurs niveaux. Le min­istère de la san­té pales­tinien a peu à peu pris con­science de l’importance d’avoir une poli­tique qui appréhende les ques­tions liées au trau­ma­tismes psy­chologiques. Dès 1998, il a adop­té les recom­man­da­tions d’une étude du Gaza Com­mu­ni­ty Men­tal Health Pro­gram (GCMHP)(20). Enfin, il inté­gra une stratégie de développe­ment des ser­vices de san­té men­tale dans son plan quin­quen­nal de 2015–2019(21). Ce développe­ment se fait en proche col­lab­o­ra­tion avec les insti­tu­tions inter­na­tionales comme l’OMS, l’UN­R­WA et le PNUD. Petit à petit, la recherche et la for­ma­tion sur dans le domaine de la san­té men­tale se dévelop­pent. L’u­ni­ver­sité an Naj­jah de Naplouse vient d’ou­vrir un mas­ter en psy­cholo­gie clin­ique. L’objectif est de tra­vailler davan­tage avec le réseau des acteurs de la san­té en lim­i­tant le risque d’empiètement des acteurs non gou­verne­men­taux sur le champ que doit nor­male­ment rem­plir l’État.

En atten­dant, la coopéra­tion est por­teuse. “Nous sommes en rela­tion avec les grands hôpi­taux de Cisjor­danie comme l’hôpi­tal de Rafidi­ah à Naplouse, le plus grand hôpi­tal de Pales­tine et l’hôpi­tal psy­chi­a­trique de Beth­léem où nous référons par­fois des patients. Les struc­tures pales­tini­ennes exis­tent, mais il y a des défi­ciences. Il faudrait plus de coor­di­na­tion et de trans­ver­sal­ité entre les acteurs”(23). La psy­chi­a­tre pales­tini­enne Samah Jabr pré­cise: “En Pales­tine, il y a surtout un prob­lème de moyens et de bud­get: 11% du bud­get de l’État va à la san­té et de ce chiffre, seule­ment 2% va à la psy­chi­a­trie. Nous dis­posons de 14 cen­tres médi­co psy­chi­a­triques iné­gale­ment répar­tis en Pales­tine et l’ac­cès est dif­fi­cile pour les habi­tants des zones rurales. La for­ma­tion des médecins dans ces zones est un de nos prochains défis”(24).

Joss Dray — bar­rage de bethléhem 2002

La psy­chi­a­tre développe: “Pour avoir la réponse la plus adap­tée aux prob­lèmes, il faut que les ser­vices d’as­sis­tance psy­chologique soient moins cen­trés sur les médecins et que l’on forme les gens à faire des inter­ven­tions légères et adap­tées. La for­ma­tion des infir­miers pour détecter et iden­ti­fi­er les per­son­nes avec symp­tômes soma­tiques ou prob­lèmes psy­chi­a­triques est pri­mor­diale. Elle per­me­t­tra aux coun­selors de mieux diag­nos­ti­quer les trou­bles et de référ­er de manière effi­cace vers les struc­tures adéquates. Par­al­lèle­ment, nous souhaitons for­mer les enseignants à iden­ti­fi­er les trou­bles chez les enfants à l’é­cole. Nous met­tons aus­si en place des “équipes d’in­ter­ven­tion” pour les enfants par­ti­c­ulière­ment frag­iles en impli­quant les par­ents. Une agence de développe­ment alle­mande, le GIZ(25), forme même des entraineurs sportifs tra­vail­lant avec des enfants ayant fait de la prison. Les résul­tats sont sur­prenants. Un entraineur sportif bien pré­paré peut avoir le même sinon un meilleur effet sur le rétab­lisse­ment d’un enfant et évite le stig­mate de la pathol­o­gi­sa­tion que peut con­fér­er un pas­sage chez le psychiatre(26)”.

Plus encore, le East Jerusalem YMCA Reha­bil­i­ta­tion Program(27), que dirige l’ONG éponyme, est très impliqué dans la san­té men­tale en Pales­tine. Le cen­tre a fait un tra­vail de cartographie(28) des acteurs et une base don­nées de la san­té men­tale en Pales­tine (plus de 250 acteurs référencés dans leur rap­port de 2014 bien­tôt remis à jour) pour favoris­er le rap­proche­ment entre les struc­tures et opti­miser leur méth­odes de tra­vail tout en créant une base de don­nées fiable.

Spé­cial­iste de la ques­tion de la san­té men­tale en Pales­tine, Samah Jabr avance quelques points de réflex­ion sur l’évo­lu­tion de la sit­u­a­tion: “Les Israéliens sont les respon­s­ables de l’oc­cu­pa­tion, mais dans Jérusalem, ceux qui en ont les moyens se soignent en Israël: la con­cur­rence est grande pour avoir un médecin israélien. Cela mon­tre aus­si les com­plex­es pales­tiniens dans la rela­tion avec l’oc­cu­pant. Dans l’autre sens, les médecins israéliens trai­tant les cas pales­tiniens font par­fois des diag­nos­tics erronés (un cas d’ac­cès de panique sera sou­vent diag­nos­tiqué comme de l’histri­on­isme (type d’hys­térie) chez les femmes, de psy­chopathie chez les hommes). Ironie du sort, “cer­tains patients pales­tiniens sont traités au cen­tre de san­té men­tale de Kfar Shaül situé sur le site du mas­sacre de Deir Yas­sine, un lieu de trau­ma­tisme nation­al” ajoute la psychiatre(29).

Tout en s’in­ter­ro­geant sur la per­ti­nence d’im­pos­er des diag­nos­tics stan­dard­is­és au peu­ple pales­tinien, Samah Jabr entend employ­er le lan­gage uni­versel de la psy­cholo­gie pour expli­quer les phénomènes soci­aux si par­ti­c­uliers au cas pales­tinien. “En Pales­tine par exem­ple, vivre sous occu­pa­tion fait des dom­mages à l’im­age du père. L’im­puis­sance de l’Au­torité Pales­tini­enne fait com­pren­dre qu’il y a un vide de lead­er­ship, ce qui impacte à son tour l’in­di­vidu. Autre exem­ple: beau­coup de per­son­nes par­tic­i­pant aux attaques con­tre les israéliens étaient dans une péri­ode de deuil précé­dant leur entrée en action ; ils ne font en fait que répéter l’acte du mort dans un esprit de vengeance. Aus­si, la représen­ta­tion dans les médias impacte la société et inten­si­fie l’im­age d’une cul­ture de la vio­lence, de pul­sions mor­tifères”. C’est le fameux effet de miroir: le regard que les Israéliens me por­tent font de moi un sus­pect per­ma­nent. Pour une per­son­nal­ité frag­ile, il y a risque d’in­té­gr­er cette image et de se com­porter comme un tel suspect(30).

Samah Jabr par­ticipe active­ment à pop­u­laris­er le terme de Sumud, terme ancien de la langue arabe. “Con­traire­ment à la résilience, qui est la capac­ité à retrou­ver sa forme ini­tiale, le Sumud(31), c’est per­former, garder son sys­tème de valeur et faire face, résis­ter. C’est un con­cept impor­tant en Pales­tine aujour­d’hui. Les Pales­tiniens font de leur mieux pour con­tin­uer à vivre. Lorsque les con­di­tions devi­en­nent très dif­fi­ciles, ils per­sévèrent. C’est une psy­cholo­gie pos­i­tive, une quête de sens”. Le Sumud, dans sa forme col­lec­tive prend a de nom­breux avatars: s’oc­cu­per de ses proches, servir une cause… Il redonne du sens aux activ­ités quo­ti­di­ennes. Dans le con­texte de l’ad­ver­sité le Sumud peut per­me­t­tre d’ac­croître ses per­for­mances. Il peut aus­si être per­cep­ti­ble du point de vue de la natal­ité: la démo­gra­phie pos­i­tive pales­tini­enne peut en effet être inter­prétée comme un effort d’as­sur­er une exis­tence, une présence, un avenir, face à théorie de la terre sans peuple(32).

La vio­lence de l’oc­cu­pa­tion n’ex­iste pas que dans l’ex­po­si­tion physique à la vio­lence, mais aus­si dans une ten­ta­tive d’ex­tinc­tion de tout espoir par la vio­lence faite à l’e­sprit. Face à cette réal­ité, ren­tr­er dans le jeu de la haine n’est pas pro­duc­tif. Pour Samah Jabr, une part impor­tante de la solu­tion réside dans la sol­i­dar­ité inter­na­tionale. Des rap­ports posi­tifs et con­struc­tifs avec le peu­ple Pales­tiniens sont un pre­mier pas vers la guéri­son car ils dimin­u­ent le sen­ti­ment de dénue­ment. Quand il y a une sol­i­dar­ité effec­tive, la rad­i­cal­ité baisse; c’est la voie pos­si­ble vers la réc­on­cil­i­a­tion avec l’ad­ver­saire. Si elle ne se met pas en place, en cas de change­ment de rap­port de force, les gens auront soif de vengeance. La sol­i­dar­ité préserve l’hu­man­ité de l’opprimé(33).

Les travaux de Sama Jabr se font en par­al­lèle avec une réflex­ion méthodologique sur l’art de soign­er les esprits dans son pays. “Les travaux d’un Frantz Fanon (Les Damnés de la terre, 1961) m’ap­por­tent beau­coup en tant que pales­tini­enne vivant ce rap­port de force si boulever­sant. D’autres auteurs comme de Joy DeGruy (Post trau­mat­ic slave syn­drom, 2005) sont aus­si riche en appren­tis­sage et en par­al­lèles à faire, tout comme l’œu­vre de Paulo Freire (Ped­a­gogy of the oppressed, 1970). Chaque con­texte a ses spé­ci­ficités pas tou­jours bien définies. La psy­cholo­gie occi­den­tale tout comme la thérapie cog­ni­tive et com­porte­men­tale nous appren­nent beau­coup, mais doivent tou­jours être remis­es en ques­tion, être con­tex­tu­al­isées au cas pales­tinien. Il faut penser hors des manuels, adapter les savoirs et le lan­gage com­mun de la psy­cholo­gie à l’être, oser expli­quer les phénomènes en pro­fondeur quitte à déranger”. Samah Jabr tra­vaille étroite­ment avec des ONG sur le ter­rain pour influ­encer de manière opti­male leur méth­odes. “Mal­heureuse­ment, il y a peu de travaux sur notre prax­is. Cette inter­rac­tion avec les acteurs inter­na­tionaux peut génér­er beau­coup de savoir et adapter les inter­ven­tion aux dif­férents con­textes qui dif­fèrent entre la Cisjor­danie, Jérusalem Est, Gaza et les camps de réfugiés hors de Palestine(34)”.

Notes

1) Dans un reportage du jour­nal bri­tan­nique The Nation: https://www.youtube.com/watch?v=_HHnzLO1-BI
2) Feu le doc­teur Eyad el Sar­raj avança qu’en Pales­tine, 36% des garçons et 17% des filles souhait­ent mourir en mar­tyr à l’âge de 18ans (https://thepsychologist.bps.org.uk/volume-19/edition‑5/psychology-gaza-and-west-bank)
3) https://newint.org/features/2014/11/01/palestine-psychology-of-war/
4) Entre­tien réal­isé avec des inter­venants de l’ONG MSF en Pales­tine en avril 2017
5) https://www.alaraby.co.uk/english/indepth/2017/5/12/mental-health-in-palestine-among-worlds-worst
6) Entre­tien réal­isé avec le coor­di­na­teur de plaidoy­er de MdM en avril 2017
7) (Toute­fois, leurs sta­tis­tiques sont par­lantes: entre Mai et Sep­tem­bre 2016,“Sur les 353 per­son­nes vis­itées par MdM, il a été con­staté que 29 % (102 per­son­nes) avaient besoin de Pre­miers sec­ours psy­chologiques . Celles-ci sont con­sid­érées comme les per­son­nes les plus affec­tées, 78 % d’entre elles déclarant présen­ter des signes sévères de stress aigu et étant sus­cep­ti­bles de dévelop­per des trou­bles de stress post-trau­ma­tiques, et 20 % dévelop­pant des signes mod­érés de stress aigu […]. 68 % de ces per­son­nes déclar­ent plus de deux signes psy­chologiques (stress, anx­iété, sen­ti­ment d’insécurité, etc.), 50 % d’entre elles déclar­ent plus de deux signes asso­ciés à un trau­ma­tisme (flash­backs, sen­ti­ments et pen­sées intrusifs, prob­lèmes de con­cen­tra­tion, etc.), 48 % d’entre elles déclar­ent plus de deux signes physiques (trou­bles du som­meil, maux de tête, etc.). Une régres­sion des pro­grès sco­laires est con­statée chez 30 % des enfants et des ado­les­cents. Une altéra­tion du fonc­tion­nement quo­ti­di­en est rap­portée par 20 % de la pop­u­la­tion (inca­pac­ité à accom­plir le tra­vail quo­ti­di­en, le tra­vail sco­laire ou les respon­s­abil­ités famil­iales, etc.)”.) (cf. http://mdm-me.org/wp-content/uploads/2017/04/MdM_MHPSS-Eng.pdf)
8) Entre­tien avec MSF
9) http://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/greve-faim-detenus-palestiniens-tourne-lepreuve-force-2017–05-12–1200846692
10) Samah Jabr est une psy­chi­a­tre et psy­chothérapeute pales­tini­enne, cheffe de l’u­nité de pspy­chi­a­trie et respon­s­able de tous les ser­vices de san­té men­tale pour le compte du min­istère de la san­té dans les ter­ri­toires pales­tiniens. Elle est aus­si Pro­fesseure adjointe à l’u­ni­ver­sité de Wash­ing­ton et exerce égale­ment à l’u­ni­ver­sité en pales­tine. On peut trou­ver ses pub­li­ca­tions ici : http://chroniquepalestine.com/?s=samah+jabr&x=13&y=9
11) Toutes les cita­tions de Samah Jabr dans cet arti­cle ont étés recueil­lies lors d’une ren­con­tre autour de la pro­jec­tion du film « der­rière les fronts » d’Alexandra Dols organ­isée par l’association des amis de Jayy­ous à Tulle (http://www.france-palestine.org/Projection-Derriere-les-fronts-d-Alexandra-Dols-a-Tulle) le 19 mai dernier.
12) « Les Pre­miers sec­ours psy­chologiques ne sont cer­taine­ment pas suff­isants […]Bien qu’essentielles, ces inter­ven­tions restent pal­lia­tives et ne per­me­t­tent pas de prévenir la récur­rence des prob­lèmes» in http://mdm-me.org/wp-content/uploads/2017/04/MdM_MHPSS-Eng.pdf
13) https://www.youtube.com/watch?v=_HHnzLO1-BI
14) D’après une coor­di­na­trice de MSF. Dans son rap­port, le YMCA cité plus bas (http://www.mhpss.ps/en/reports) en recense 251 (p.34). Cepen­dant ce chiffre inclut aus­si les fameux coun­sel­lors qui ont une for­ma­tion basique en psy­cholo­gie, mais ne sont pas des médecins à part entière.
15) http://www.who.int/mental_health/policy/Mental%20health%20+%20primary%20care-%20final%20low-res%20140908.pdf
16) Entre­tien avec MSF
17) Entre­tien avec le coor­di­na­teur de plaidoy­er de MdM
18) Idem (et dans http://mdm-me.org/wp-content/uploads/2017/04/MdM_MHPSS-Eng.pdf: En ver­tu du droit human­i­taire inter­na­tion­al, Israël, la puis­sance occu­pante, a le devoir de pro­téger la pop­u­la­tion pales­tini­enne. Dans les ter­ri­toires pales­tiniens occupés, les autorités israéli­ennes doivent pren­dre toutes les mesures pos­si­bles pour garan­tir le respect du « droit qu’a toute per­son­ne de jouir du meilleur état de san­té physique et men­tale qu’elle soit capa­ble d’atteindre », un droit fon­da­men­tal en ver­tu du Pacte inter­na­tion­al relatif aux droits économiques, soci­aux et cul­turels de 1966).
19) idem
20) https://thepsychologist.bps.org.uk/volume-19/edition‑5/psychology-gaza-and-west-bank
21) http://www.emro.who.int/palestine-press-releases/2015/moh-with-eu-and-who-launch-5-year-mental-health-strategy-june-2015.html
22) Entre­tien avec MSF
23) idem
24) Inter­ven­tion de Samah Jabr
25) https://www.giz.de/en/worldwide/38148.html
26) Inter­ven­tion de Smah Jabr
27) http://www.ej-ymca.org/index.php?option=com_content&view=article&id=68:east-
28) http://www.mhpss.ps/en/reports
29) Inter­ven­tion de Samah Jabr
30) idem
31) http://www.info-palestine.eu/spip.php?article8196
32) Inter­ven­tion de Samah Jabr
33) https://newint.org/features/2014/11/01/palestine-psychology-of-war/
34) Inter­ven­tion de Samah Jabr

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