Les Samaritains ont connu des heures difficile durant ces derniers siècles. Aujourd’hui, ils semblent être entrés dans une nouvelle ère de stabilité. Bien que toujours en nombre infime, ils ont su trouver leur place entre Israël et la Palestine en adaptant leur récit historique à celui des dominants.
Le 16 avril, à quatre heures du matin, les rues de Naplouse sont désertes. Peu savent qu’à moins de trois kilomètres de là, toute une communauté religieuse chante les louanges de son dieu sur la montagne qui les surplombe. En moins de dix minutes, on peut rejoindre le village des Samaritains situé sur leur montagne sacrée, le mont Gérizim, haut de 880 mètres. Ici, un jour de pâques, ils sont tous présents pour célébrer l’une des trois cérémonies les plus importantes de leur tradition. Huit cents deux personnes, c’est l’effectif exact de cette communauté qui a frôlé la disparition au siècle dernier.
À mesure que l’on se rapproche de la synagogue samaritaine, les chants religieux sont de plus en plus audibles. Curieusement, la porte est ouverte aux étrangers et l’on peut observer une horde de photographes qui s’applique à capturer des images de la scène ancestrale. Devant la synagogue, un individu s’avance vers nous. “Salut, vous êtes journalistes? — Oui, moi c’est pour la BBC, répond mon collègue. — Alors vous êtes les seuls avec mes deux amis. Je suis un fixeur palestinien. Eux ils travaillent pour National Geographic, en nous montrant du doigt ses deux employeurs. Les autres, ce sont des élèves de photographie venus d’Israël faire des clichés. Ici, c’est un espace neutre, tout le monde peut se rencontrer”.
Bien que le village du mont Gérizim soit l’implantation la plus emblématique de la communauté samaritaine, c’est à Holon, dans la banlieue de Tel-Aviv, qu’est concentrée la majorité des Samaritains. “Ce sont des Palestiniens, ils sont de cette terre comme nous”, commente le fixeur. Nous prenons place derrière les fidèles qui déclament des passages de leur livre saint dans une langue liturgique incompréhensible, l’hébreu samaritain. Rythmés, structurés, les chants sortent par saccades, tantôt ralentis et monotones, pour soudain s’accélérer, monter dans les tons, comme une respiration, un souffle de vie.
Au bout d’un moment, les hommes commencent à sortir, et, tout en continuant de chanter, ils se dirigent vers l’escalier en pierres du temple qui domine leur village. Les visiteurs se joignent au groupe, parfaitement ignorés par les Samaritains. Dans la montée, nous discutons de l’actualité palestinienne avec la journaliste de National Geographic. Soudain, un Samaritain se retourne et nous adresse la parole pour la première fois: “Il n’y a rien de tel que la Palestine. Ça n’existe pas. Ici c’est Israël”, me lance-t-il sèchement. Curieuse affirmation qui vient contredire l’assertion du fixeur palestinien croisé à peine dix minutes plus tôt… Nous continuons l’ascension vers le point culminant de la montagne. Des Samaritains quelque peu agacés par la présence d’étrangers demandent en anglais ou en hébreu de leur laisser la voie libre dans la montée qui mène à une esplanade entourée de murailles.
Aujourd’hui, c’est un site sacré pour les Samaritains, où sont conservées les ruines d’une église fortifiée byzantine. Arrivés en haut des marches, les Samaritains demandent aux visiteurs de ne plus se mêler aux membres de la cérémonie. Les flashs sont sifflés par l’assemblée qui exprime son mécontentement face à ce manque de respect. Au loin la lueur du jour naissant vient peu-à-peu envelopper l’horizon et se mêler aux lumières de la ville encore endormie en contrebas. Le récital reprend de plus belle. Certains debout, d’autres accroupis sur des tapis, les Samaritains égrainent les louanges sacrées guidés par un prêtre. La cérémonie perdurera jusqu’en milieu de matinée, bien après que le soleil n’ait surplombé la montagne. Braqués par les photographes comme des curiosités zoologiques, certains Samaritains finiront par hausser le ton face aux visiteurs aguerris qui tentent sans arrêt de repousser les limites de l’interdit. L’un d’entre eux finira par partir en vitupérant contre ce manque de respect. “Qu’ils sont mal élevés ces Samaritains”, objectera discrètement un photographe israélien…
À la fin du rituel qui a duré plus de cinq heures, le corps des coreligionnaires se disperse. Mon collègue me présente à un Samaritain qu’il interviewe depuis quelques temps. Benny Tsedaka. Celui-ci accepte de me parler de sa communauté et de son histoire. Au gré de notre discussion, nous abordons les péripéties qu’ont rencontrées sa communauté durant les bouleversements du siècle dernier. Constituée d’à peine une centaine de membres autour de la première guerre mondiale, les Samaritains ont du subir la conscription de près de 15% de leurs effectif: “D’une communauté de 170, les Turcs ont enrôlé 24 jeunes hommes. Tout notre futur… Ils sont presque tous morts, loin de leur terre. La poignée de survivants, rentrée après plusieurs années en Palestine, s’était persuadée que les autres Samaritains n’avaient pu survivre aux chamboulements de l’époque. Elle a a mis du temps avant de retrouver ses proches encore agrippés à ses traditions dans Naplouse”.
De cet épisode traumatique, les Samaritains ont retenu l’importance d’assurer une descendance prolifique, seule stratégie envisageable lorsqu’on a une présence démographique si infime. Depuis un siècle, leur nombre a plus que quintuplé. Mieux, les Samaritains ont envisagé d’intégrer de jeunes converties à la communauté afin de renouveler le sang du groupe qui évolue en vase clos depuis plusieurs siècles. Aujourd’hui, une quinzaine de femmes d’origine ukrainienne ont rejoint la communauté en se convertissant au rite samaritain. Les années de tourmente semblent être passées.
Durant le développement de Jaffa-Tel Aviv dans la première moitié du XXe siècle, des Samaritains sont descendus de la montagne pour tenter leur chance sur le littoral. Naplouse était pauvre à l’époque, et le futur apparaissait sur le bord de mer. Mais dans la plaine aussi leur misère fut grande au départ. Parqués dans des tentes, ils vécurent en marge du progrès avant de pouvoir bénéficier des largesses du Yishouv, les juifs sionistes ayant immigrés en Palestine. La scission de la communauté en deux n’alla pas de soi car la tradition samaritaine veut que les fidèles habitent à proximité du mont Gérizim. Ce manquement à une obligation sacrée a profondément divisé la communauté pendant des décennies.
Au cours des années où le mouvement sioniste commença à gagner du terrain, la croissance démographique permit aux Samaritains de se renforcer. Mais les tensions entre Palestiniens et Juifs ne cessa de perturber les relations entre les groupes et de compliquer les libertés de déplacements. En 1948, lors de la création d’Israël, les choses se compliquèrent à nouveau : un groupe se retrouva de facto en Israël, l’autre à Naplouse sous administration jordanienne. “Les Jordaniens nous ont adoptés. Peut-être parce que nous n’étions pas nassériens comme l’immense majorité des Palestiniens. Le roi Hussein a ordonné l’achat des terrains du sommet de la montagne pour les donner aux Samaritains. Sans lui, nous ne serions pas là. Les relations entre les Samaritains de Naplouse et Holon n’avaient lieu qu’à la Pessah selon les accords conclus entre Jordaniens et Israéliens à partir de 1952 et ce jusqu’en 1965. En 1966 et 1967, les jeunes hommes n’ont pas eu le droit de se rendre au mont Gérizim car ils servaient dans l’armée israélienne. Les Israéliens ont fait tellement de choses pour nous. C’était la seule chose que nous pouvions donner en échange, tout en étant assurés de ne pas être en première ligne en cas de conflit. Nous sommes des citoyens israéliens à part entière bien que nous nous efforcions de ne pas prendre partie pour l’un ou l’autre. Grâce à notre politique, les deux partis se sont accordés sur une chose: nous venir en aide coûte que coûte”.
À partir de 1967, la guerre de six jours apporte un nouveau bouleversement. “Après la guerre, en juin, l’armée israélienne est entrée dans Naplouse et toutes les frontières ont sauté. Nous avions enfin la liberté de mouvement toute l’année. Mais il fallait décider comment se positionner entre les deux camps. C’est à partir de ce moment que nous avons changé notre politique. Il nous a fallu penser au futur de la communauté dans ce nouveau rapport de force”. La victoire militaire des Israéliens a donc engendré un glissement plutôt en faveur de l’Etat hébreu, ce qui n’empêche pas les Samaritains de constamment jouer sur les deux tableaux. Jusqu’à aujourd’hui, le consensus israélo-palestinien en faveur des Samaritains tient : “Abou Mazen est à notre disposition jour et nuit. Même chose avec Netanyahou. On peut les voir, même pour un problème banal”.
En 1982, les Israéliens ont construit une route jusqu’à Jérusalem consolidant leur déploiement en Cisjordanie et leur rapprochement avec les Samaritains. Cette suprématie pousse un peu plus les Samaritains vers l’État Hébreu, ce qui se ressent dans le discours qu’ils adoptent concernant le conflit et les distorsions qu’ils mettent parfois en avant. “Le sionisme n’est pas un terme politique, mais une existentielle pour les juifs. Les premier sionistes comme Jabotinsky disaient que les Arabes ont le droit de vivre ici”. Ce point de vue aurait de quoi faire bondir un esprit averti tant le révisionnisme de Jabotinsky était imprégné de théories racistes et suprémacistes. “Il y a des fanatiques chez les deux”, continue Benny. “Ils détruisent leur communauté et celles des autres. Mais des gens comme Naftali Bennett ne sont pas des fanatiques. Lui c’est un nationaliste religieux, un politicien avec l’esprit ouvert. On ne peut pas être un expert en high-tech et être un fanatique. Il doit lui-même ménager les extrémistes à la droite de son mouvement et il croit aussi au droit des Palestiniens à vivre ici à coté des Juifs”.
Questionné sur la solution à un ou deux États et la question des réfugiés, Benny adopte un discours ambigu tant il semble difficile de concilier la position officielle de sa communauté avec celle d’un règlement juste et total du conflit. En effet, il n’hésite pas à promouvoir la liberté de mouvement et d’installation sans pour autant la considérer légitime pour les Palestiniens à partir du moment où ils souhaiteraient s’installer dans ce qui est aujourd’hui Israël: “Chacun se sentant un lien avec cette terre a le droit d’y vivre. […] Mais en ce qui concerne le droit au retour des réfugiés, les conditions ont évolué au point qu’elles sont aujourd’hui obsolètes […] les réfugiés ne peuvent pas prétendre être de Haïfa ou Jaffa sans preuves, c’est hypocrite. En ce qui concerne les colonies, je ne les vois pas comme telles. Les Juifs sont ici chez eux, tout comme les Palestiniens bien que nous n’ayons pas approuvé l’installation de la colonie de Brakha sur le mont Gérizim en 1983.”
Concernant la solution politique au conflit, Benny ne prend pas non plus une position claire : “Faut-il un seul Etat? Un ou deux, peu importe, tant qu’il y a la paix et la prospérité.” Difficile de ne pas y voir une posture de “bon samaritain” plutôt qu’une réflexion poussée sur les besoins des populations de la région, notamment des dépossédés. Plusieurs décennies de cohabitation avec les Israéliens ont probablement influencé cette vision du monde si proche du discours sioniste tout en véhiculant des clichés sur les Palestiniens. “Les Palestiniens ne savent pas distinguer entre les différents termes politiques. Ils veulent distinguer entre juifs et sionistes. Mais chaque juif est sioniste au sens où il garde intérieurement le désir d’aller en Terre Sainte car ils sont les descendants du royaume de Judée. […] Arafat aidait les Samaritains pour des intérêts politiques. Mais il ne nous a jamais demandé notre avis. […] Finalement, je pense qu’une part de la solution est de changer le système d’éducation palestinien. On ne peut pas juste enseigner aux enfants à haïr, il faut leur apprendre à aimer”.
Membre honorable de sa communauté, spécialiste de théologie samaritaine, Benny fait des conférences sur le culte samaritain dans de nombreux cercles intellectuels à travers le monde. Avec des amis, il a fondé la Samaritan medal foundation qui félicite des personnalités pour leurs efforts dans la recherche d’une paix et d’une entente entre les religions. Un des bénéficiaire du titre en 2016 n’est autre que Benyamin Netanyahu. Le mot d’ordre des Samaritains depuis les heures tristes de leur histoire est de penser à l’intérêt de leur communauté avant tout. “Nous devons constamment nous soucier du futur, des générations à venir et de notre sécurité”. Cette réalité oriente la realpolitik de ce groupe microscopique qui se retrouve au cœur d’un des plus vieux et complexe conflit que compte la planète.