Serbie : “L’héro m’aide à transcender une réalité insupportable”

Pance­vo est une petite ville serbe. Entre passé mil­i­taire et désœu­vre­ment, cha­cun cherche à tromper l’en­nui à la recherche de l’ou­bli dans un verre d’alcool, une piqûre d’héroïne....

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Pance­vo est une petite ville serbe. Entre passé mil­i­taire et désœu­vre­ment, cha­cun cherche à tromper l’en­nui à la recherche de l’ou­bli dans un verre d’alcool, une piqûre d’héroïne.

L’extrait pro­posé est issu d’une série de reportages effec­tués entre 2006 et 2008, dans la ville de Pance­vo, Ser­bie, dans la province de Voïvo­dine, au cours de longs séjours, en vivant avec les habi­tants. L’auteur est retournée ensuite dans cette même ville, Pance­vo, à deux repris­es en 2012 et en 2013.

Ses inter­locu­teurs lui assurent que « rien n’a changé ».

Ce texte reflète une expéri­ence vécue et s’appuie sur des témoignages recueil­lis directe­ment auprès d’habitants qui ont une trentaine d’années, musi­ciens, artistes, jour­nal­istes, enseignants.

Pance­vo occupe une place par­ti­c­ulière en Voïvo­dine. Per­méable aux influ­ences « branchées » venues de la cap­i­tale toute proche — douze kilo­mètres — c’est aus­si une petite ville héris­sée des con­struc­tions typ­iques de l’architecture aus­tro-hon­groise. Une petite ville où tout le monde se con­naît. Une ville indus­trielle qui regroupe des usines recrachant une pol­lu­tion mor­tifère. Mais c’est aus­si une ville au passé mil­i­taire, qui recèle gar­nisons et can­ton­nements, ter­rains d’entraînement pour les corps d’élite de l’ancienne armée fédérale.

La drogue
Krisi­jan, jour­nal­iste : « Ici, tu peux trou­ver ce que tu veux. En une heure, je te trou­ve ce que tu veux. Pance­vo, pen­dant les années 90, c’était un putain de super­marché. Tu voy­ais des gamins, l’été, des mômes de treize ou qua­torze ans, avec des t‑shirts à manch­es longues pour cacher les mar­ques de piqûres sur leurs bras. Il y a un coin à Streliste qui était con­nu à cause de la facil­ité pour se pro­cur­er de l’héroïne. Pen­dant les années 90, on voy­ait rôder des gens en voiture avec une plaque d’immatriculation de Bel­grade ou de Vrsac ; ils venaient tous ici pour se fournir. Beau­coup de drogues vien­nent du Koso­vo, c’est la plaque tour­nante du traf­ic. Femmes, came, bag­noles, tout passe par là. Nous aus­si, on a essayé. D’abord snif­fer, puis se piquer, une fois ou deux. J’ai pas trop aimé ça. Rien. L’héro, c’est le rien et il y a assez de rien autour de nous sans qu’on s’en bal­ance dans les veines en plus. Je ne touche plus à tout ça depuis des années. J’ai beau­coup bu, ici tout le monde boit beau­coup, tu as du t’en ren­dre compte. Mais pour sor­tir de ce merdier, pour faire des plans d’avenir, il faut avoir les idées claires. Il faut lut­ter con­tre la déprime et trop d’alcool c’est la déprime assurée. Alors je ne bois presque plus, sauf dans les fêtes. »

Dani­jel : « L’héro m’aide à tran­scen­der une réal­ité insup­port­able. Je sais que ce n’est pas la solu­tion idéale, mais j’arrive à maîtris­er ma con­som­ma­tion. Je n’aime pas l’alcool. Ici les gens traî­nent toute la journée dans les kafanas et se bour­rent la gueule à se ren­dre malades. C’est une petite ville, tu crois­es les mêmes gens sans arrêt. Du coup, tout le monde sait ce que fait tout le monde. Je n’aime pas ça. Je n’aime pas être au milieu de tous ces gens, tou­jours les mêmes. Alors je fais ma vie de mon côté. Pen­dant la journée, je bosse, le soir, je ren­tre chez moi ; j’écoute la musique que j’aime et je me fais mon rail. Je ne me suis jamais piqué. Pen­dant un moment j’en ai pris trop, je m’en suis ren­du compte. Lorsque je redescendais, j’étais anéan­ti, je ne sup­por­t­ais plus rien ni per­son­ne. L’héro ne trans­forme pas la réal­ité qui t’entoure, mais elle agit en toi et tu te sens plus calme, plus fort. Quand je sniffe, je suis le roi du monde et je n’ai plus peur de rien.

Je n’ai pas eu beau­coup de copines dans ma vie, celle que j’ai aimée de toutes mes forces m’a quit­té. C’était il y a des années. Main­tenant elle est mar­iée avec un autre et elle a des enfants. J’ai encore le cœur qui se déchire lorsque je la croise en ville. Je suis catholique tu sais. J’ai été enfant de chœur pen­dant mon enfance, dans une petite église du cen­tre. C’était super, je voy­ais des copains qui étaient enfants de chœur aus­si, là-bas, tous les dimanch­es. Ce sont de très beaux sou­venirs, très purs. Ce qui me fait tenir le coup main­tenant c’est la musique que je fais avec mon groupe. On répète sérieuse­ment et on croit à ce qu’on fait. Peut-être qu’à force de per­sévér­er, on arrivera à quelque chose. Pour l’instant on joue dans des petits clubs ici et à Bel­grade. En général on n’est pas payés pour ça. Mais c’est comme ça qu’un groupe se fait con­naître et tra­vaille. J’y crois. J’ai besoin d’y croire. »

L’armée
Dejan : « J’ai effec­tué mon ser­vice mil­i­taire en 2004. J’ai eu de la chance, je me suis retrou­vé dans la marine flu­viale, ça aurait pu être pire. Le seul prob­lème, c’est que c’était l’hiver serbe le plus froid depuis vingt ans. On était can­ton­nés dans des bateaux sur le Danube, près de Novi Sad. C’était dégueu­lasse. Des vieux bateaux… Douze mecs entassés dans un bateau pour­ri où il fal­lait cass­er la glace le matin au-dessus des couchettes en se lev­ant. Je préfère ne pas te par­ler de l’état des chiottes. Des toi­lettes à la turque, très sales. J’ai récupéré une vieille chaise et je l’ai instal­lée dans les chiottes. Une chaise où il man­quait l’assise, le truc pour s’asseoir, mais la struc­ture en fer était là. Je me suis servi de ce truc pen­dant neuf mois pour chi­er pro­pre­ment, comme un être humain et non pas comme un ani­mal. Il faut voir ça pour le croire ; tu te retrou­ves avec des types venus de toute la Ser­bie, des cam­pagnes, de bleds pour­ris. Cer­tains n’ont même pas ter­miné l’école pri­maire. Ils ne con­nais­sent rien, ne savent rien. Ils ont eu la télé et c’est tout. Bien sûr, ils ne sont jamais sor­tis du pays. Des types très rus­tres, très igno­rants.

Moi, j’étais impliqué dans mes études de let­tres et j’ai pu voy­ager avant l’embargo sur la Yougoslavie. Mais à l’armée, il y avait toutes les drogues que l’on voulait. De l’herbe, des pilules d’amphétamine, de l’héroïne, de tout. Et bien sûr, des clopes et de l’alcool tout le temps. On met­tait trois ou qua­tre pulls sous nos vestes d’uniforme pour ne pas sen­tir le froid. Mais on avait froid quand même. Alors l’alcool, c’était pour tenir le coup. Là-bas, j’ai fait la vais­selle à l’eau froide trois fois par jour, sans gants et pour deux cent per­son­nes. En plein hiv­er. C’est ça l’armée : tu te retrou­ves à partager ton quo­ti­di­en avec des fous que tu ne con­nais pas et entre le lever et le couch­er, tu fais ce qu’on te dit de faire. Et avec plein de drogues et d’alcools au milieu. T’as vu les pho­tos ? Il y a de tout sur la table… Et à côté, la mar­mite de bouffe. Remar­que, je ne sais pas si on va vivre très vieux. Mais qui s’inquiète de ça, à part nos mères ?

J’ai fait des trucs dingues quand j’étais là-bas. Un soir, je suis sor­ti sans per­mis­sion, mais tout le monde le fai­sait plus ou moins. Je suis allé me balad­er dans le cen­tre ville de Novi Sad. J’ai réus­si à baratin­er une fille dans un bar et je l’ai ramenée jusque devant mon bateau. Il y avait un banc sur l’embarcadère. On a baisé sur le banc, devant le bateau, par moins dix degrés. Per­son­ne n’a rien su, sauf les copains quand je suis ren­tré à cinq heures du matin. Enfin c’est ce que je croy­ais. Jusqu’à ce que le lende­main soir, notre com­man­dant s’amène. Un vieux type, gros, avec les galons tou­jours un peu de tra­vers sur sa veste d’uniforme. Il nous a par­lés pen­dant un moment de ce que l’on aurait à faire le lende­main. On était tous un peu éton­nés qu’il vienne nous voir juste pour ça, mais on n’a rien dit. Puis il est arrivé devant moi et il m’a attrapé par l’épaule, il avait une poigne de fer, ce con. Il s’est approché de mon oreille et il m’a dit : « Vous êtes tous comme mes fils. Pas parce que j’ai couché avec votre mère, mais parce que je sais ce que c’est. Alors, faites ce que vous voulez, mais essayez de ne pas vous faire pren­dre.» Puis, il a bu avec nous, dans le bateau. Il est resté jusqu’à deux heures du matin. Il a fal­lu l’aider à ren­tr­er se couch­er.

L’incertitude, l’ennui, le désoeu­vre­ment. La recherche de l’oubli.
Une nuit glaciale de décem­bre, nous assis­tons à un con­cert au Alek­san­dar Cafe où des groupes de rock locaux se pro­duisent régulière­ment. Il est minu­it lorsque nous émer­geons du club enfumé. La neige tombe en abon­dance, les flo­cons tour­bil­lon­nent dans le halo des réver­bères avant de poudr­er le sol et nos épaules. Un groupe d’adolescents gueu­lards hante le ter­rain de jeux à prox­im­ité en vidant bruyam­ment ces petites bouteilles vertes de liqueur Gor­ki List, que je recon­nais facile­ment main­tenant. Apparem­ment insen­si­bles au froid, ils se bous­cu­lent entre les tobog­gans en jouant à se dénud­er le torse, cri­ant sous les étoiles, la tête ren­ver­sée en arrière. Quelques mètres plus loin, notre petit groupe fait halte sous une porte cochère pour acheter de l’herbe à Goran qui bat la semelle pour lut­ter con­tre le froid. C’est un homme petit et mai­gre, entre deux âges, coif­fé d’un bon­net col­oré à oreil­lettes, qui grom­melle des phras­es sibyllines en anglais à mon inten­tion. Ce bon­net posé au-dessus de ses rides le fait ressem­bler à une car­i­ca­ture de Manu Chao balka­nique. (Ressem­blance qu’il cul­tive en pro­posant ses sachets d’herbe cachés dans une biogra­phie de Che Gue­vara).

Encom­brés de Goran qui se décide à nous accom­pa­g­n­er, nous nous dépor­tons en groupe au Had Cafe pour finir la soirée. Le Had est un club tout en bois, mansardé, situé au pre­mier étage au som­met d’un escalier en fer bran­lant. On peut y jouer aux fléchettes ou se saouler en deman­dant à écouter son air de rock préféré, choisi sur un écran d’ordinateur bleuâtre relié aux baf­fles, der­rière le comp­toir. C’est le dernier bar ouvert à Pance­vo, il ferme à six heures du matin ; on est cer­tain d’y retrou­ver les soirs de week-end tous les copains éparpil­lés dans la ville qui vien­nent ter­min­er la soirée. L’été, sa ter­rasse sur le toit est prise d’assaut paraît-il. Ceux que je con­nais me recom­man­dent le Had tout en me dis­ant de m’en méfi­er. C’est l’épicentre des rares bagar­res alcoolisées de Pance­vo : coups de couteaux, bous­cu­lades, vio­lences et des gens pas recom­mand­ables. Soucieux de mon hon­neur, mes copains m’avertissent.

L’endroit ressem­ble à un bateau ivre : bondé, des poutres, des lam­pes tem­pête accrochées aux cloi­sons de bois, le rock pulse et tout le monde est saoul ou en passe de l’être. J’aperçois Vladimir, Lif en grande con­ver­sa­tion avec une jeune fille en dos nu à pail­lettes et d’autres vis­ages con­nus. Je m’installe à une table en face d’Ana, vingt-deux ans, qui arbore une fée Clo­chette tatouée dans le dos. Je l’ai déjà croisée, au hasard des soirées dans le cen­tre ville, sou­vent occupée à retouch­er son maquil­lage dans les toi­lettes. Goran, effon­dré sur la ban­quette à côté d’Ana, me tend un écou­teur de son baladeur. Ana qui fume avec de grands gestes étudiés, s’empare de l’autre écou­teur et hoche la tête en cadence. Elle me racon­te son fiancé, par­ti sur les mers tra­vailler comme stew­ard « pour voy­ager » : il lui manque. Elle parvient à fumer, à boire une bière et à mâch­er son chew­ing-um en même temps. Goran, en verve, m’apostrophe : qu’est-ce que j’aime comme musique ? Qu’est-ce que je fous à Pance­vo ? Ai-je con­science de la dif­fi­culté de vivre ici ? Il tient à m’offrir un de ses bracelets en plas­tique en sou­venir de notre ren­con­tre, et, bre­douil­lant sous son bon­net, il affirme que j’ai l’esprit du rock et de l’aventure en moi, ça se voit, il s’y con­naît. Puis, apparem­ment acca­blé par le poids de l’esprit du rock, il s’effondre sous la table, les bras en croix, dans l’indifférence générale. Kris­t­ian fait la queue au bar, au milieu de la foule, Dani­jel, d’habitude impas­si­ble, par­le avec ani­ma­tion à une jeune fille. Le rire toni­tru­ant de Veljko me parvient de l’autre côté de la salle.

La marée humaine crie, jacasse, les cou­ples se cherchent. Je dis­cute au comp­toir avec le patron, un petit homme blond aux manières vives, qui a récem­ment voy­agé en France, en Nor­mandie. Il me décrit le mépris des gens à son égard et ce qu’il appelle leur igno­rance : « Ils ne par­lent même pas anglais ! » Je ren­con­tre Kristi­na et son mari, un cou­ple d’une trentaine d’années dont on me dira plus tard qu’ils sont des junkies. Sou­vent, j’entends des his­toires comme celle-là. Celle de gens qui sont tombés dans la drogue, à pieds joints, pen­dant ces ter­ri­bles années 90, comme par fatal­ité, par résig­na­tion. La drogue, c’est-à-dire l’héroïne brune qu’on trou­ve très facile­ment. Provenant d’Afghanistan ou du Pak­istan, elle tran­site par le Koso­vo et le marché local a lit­térale­ment explosé dans les années 90. La cocaïne est rare et sa con­som­ma­tion reste can­ton­née aux clubs et aux bars branchés, essen­tielle­ment bel­gradois. Le prin­ci­pal attrait de l’héroïne, out­re la rapid­ité avec laque­lle on peut s’en pro­cur­er, c’est son prix : entre vingt et vingt-cinq euros le gramme. J’entendrai encore d’autres his­toires tristes. Comme celle de ce copain de Kris­t­ian et Daniel, M. un ancien musi­cien de rock tombé dans le piège de l’héroïne et qui a fait la « une » du jour­nal local : entre deux séjours en prison, il a fini par assom­mer sa mère dans son apparte­ment pour lui vol­er un peu d’argent. L’ennemi prin­ci­pal, c’est l’ennui : pas de tra­vail, pas de per­spec­tives.

Gloria Potemkine

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