Stigmatisation professionnelle, lourde amende, absence de soins. Plus de la moitié des condamnés tunisiens pour usage de drogue sont promis à la récidive à leur sortie de prison.
Kais* a un parcours cabossé. En 2006, à tout juste 18 ans, la police l’arrête pour avoir fumé un joint. Condamné à plusieurs reprises entre 2006 et 2014 pour consommation de drogue, il enchaînera les condamnations à des peines de un an puis cinq ans. Ma première condamnation a détruit ma vie», énonce-t-il d’emblée. Kais sort au bout de 8 mois, à la faveur d’une grâce présidentielle. Il raconte l’horreur de la prison, et la stigmatisation à l’intérieur même des lieux : «Tu avais à côté de toi des voleurs, des violeurs et même des tueurs. Et lorsqu’un gardien venait faire un contrôle, il tapait sur les fumeurs alors que les autres repartaient après une fouille, tranquilles».
Kais a été condamné sous la fameuse «Loi 52», une des lois symboles de la dictature de Zine el-Abidine Ben Ali et l’un des grands combats de la société civile tunisienne post-révolution. La loi 92–52 sur les stupéfiants condamne à un an de prison minimum et 1 000 dinars d’amende tout consommateur de stupéfiants, et jusqu’à cinq ans et 3 000 dinars d’amende pour les récidivistes. Selon le ministère de la Justice, en 2016, 6 854 personnes, soit près d’un tiers des détenus, étaient enfermées sous un chef d’accusation relatif à cette loi. Les trois-quarts ont moins de trente ans. Et près de la moitié sont des récidivistes.
«Te faire comprendre que tu es un raté pour toujours»
Après sa première peine, Kais tente de retrouver du travail. Il n’a pas de diplôme, mais il a un casier judiciaire : le «bulletin B3» l’empêche de postuler à la plupart des offres d’emploi. «J’avais toujours l’amende à payer, mes parents ne pouvaient pas m’aider. C’est une grosse somme, tu ne peux pas te permettre de rester des mois au chômage».
Paradoxalement, c’est le stigmate de la case prison qui l’empêche de trouver les revenus pour payer son amende.
La prison n’a pas non plus poussé Kais à arrêter les joints. Il s’est même mis à consommer un autre produit : le Subutex, un substitut à l’héroïne très populaire en Tunisie. La question de la réinsertion le fait rire : « Les seuls qui m’ont aidé à m’en sortir, à avoir de quoi donner un peu à ma famille, ce sont les dealers. Ils donnent toujours des petites quantités aux gens qui en ont vraiment besoin pour que tu puisses en revendre un peu et t’en sortir». A l’époque, Kais se lance dans des activités illégales. Il l’avoue sans regret. «Il n’y a rien dans le quartier, les seuls commerces qui marchent sont illégaux. Ici, les jeunes fument parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire. Et même si on ne fait de mal à personne, c’est nous qui sommes arrêtés». Pour lui, l’Etat, «qui n’a jamais rien fait pour ses jeunes», sait très bien ce qu’il faut faire pour régler le problème. «Ils savent que la prison ne te fait pas changer, ou alors en mal. Tu n’as pas idée de ce que j’ai vu. Mais le pire, c’est que derrière, ils te pourrissent la vie, comme s’ils voulaient te faire comprendre que tu es un raté pour toujours».
« Les consommateurs de drogue ont toujours été considérés comme des laissés-pour-compte, sans avenir », explique Oussema Helal, universitaire et membre du Collectif civil pour les libertés individuelles. Pour lui, le taux de récidive de 54% témoigne de l’échec de la politique menée vis-à-vis des drogues : «Cette triple-peine ; emprisonnement, amende et inscription des sanctions sur le casier judiciaire, empêche de retrouver une vie normale et d’avancer dans la vie. Ces-gens là sont poussés implicitement et indirectement par le législateur à la récidive».
Se remettre sur les rails
Malgré les recommandations du Collectif pour les libertés individuelles, la question de la réinsertion n’a pas été prise en compte par les autorités. La consommation de stupéfiants est un délit de droit commun inscrit sur le casier judiciaire, avec un délai de prescription de 5 ans. « La demande de casier judiciaire vierge [pour trouver un emploi] se généralise de plus en plus, déplore Oussema Helal. Avant ce n’était que le secteur public. Aujourd’hui, même le secteur privée exige ce bulletin B3 ».
« Quand tu as un “B3”, il n’y a plus personne qui t’accepte. Même pour la carte professionnelle de musicien, ils la demandent », confirme Seif. En 2014, le guitariste de 26 ans est condamné à la peine plancher. Il restera sept mois et 25 jours en prison, dont une partie dans une cellule collective de plus de cent détenus.
Entre les murs, grâce à son bac et son bagage universitaire, il est embauché dans un service de la police technique au sein de la prison, le service des «entrants». Il y est chargé des fiches et des relevés d’empreintes des nouveaux détenus. « Ce n’était pas de la réinsertion ! C’était de l’exploitation professionnelle. Je faisais le boulot de quatre policiers pour 30 dinars par mois ». Seif ne veut être considéré ni comme un malade, ni comme un criminel. Pour lui-aussi, l’Etat accable les consommateurs : « Si tu veux préserver tes enfants et tes principes, tu ne les amènes pas en prison. Quand ils sortent, il ne faut pas qu’ils retrouvent une amende de 1500 dinars et le B3 ». Car Seif a écopé d’une amende de 1 500 dinars au lieu de 1 000 habituellement. « Peut-être le tarif étudiant», lâche-t-il, ironique.
Aymen*, lui, est sorti de prison il y un an avec un sentiment de déjà-vu. Après sa première peine en 2014, il avait récidivé dans la foulée. « Je me souviens qu’on avait acheté une bouteille de gaz et on n’a même pas eu le temps de la finir parce que je suis retourné en prison au bout d’un mois », raconte-t-il, amer. Si sa première condamnation ne l’a « pas fait réfléchir », le jugement initial de sa récidive le retourne : cinq ans d’emprisonnement et 5 000 dinars d’amende, qui seront finalement revus à un an et 1 000 dinars en appel. « Ce que j’ai fait vivre à mes parents, à ma mère, c’est ça qui m’a fait arrêter [la drogue], pas la prison »
Les récidivistes, oubliés de la réforme
Sous l’impulsion de la société civile, une réforme de la loi est dans les tuyaux. Transmis par le gouvernement à l’Assemblée en décembre 2015, le projet de loi traîne cependant toujours en commission, et n’a pas encore été soumis au vote du parlement. Au menu de la réforme : suppression de la peine plancher, mise en place de mesures de prévention et création de structures d’accueil pour les toxicomanes.
Mais la récidive est plus lourdement sanctionnée, et presque tout est à construire sur le volet traitement. Seul un centre propose actuellement un service résidentiel d’aide au sevrage et les associations de prévention déplorent régulièrement le manque de moyens à leur disposition. Selon un rapport du Réseau d’observation de la justice tunisienne sur l’application de la loi 52, 94,6% des condamnés n’ont suivi aucun traitement curatif pour toxicomanie.
Aymen dit avoir arrêté de fumer de la «zatla» [résine de cannabis en dialecte tunisien] à sa deuxième sortie de prison. Il sait que ses condamnations le poursuivront longtemps. « Le B3, je ne veux même pas aller le chercher, en entendre parler, aller au poste, ni rien. Je veux que ça reste derrière moi ». Il n’attend plus rien de l’État. « La Tunisie, elle te prend tout, sans jamais rien donner ». Il a décidé de prendre en main sa réinsertion : « J’ai commencé mon propre business, une petite épicerie avec l’aide de mon père. Je vis très bien comme ça ».
*Les prénoms ont été modifiés